L'amitié, c'est beauf

Un meuglement de rage retentit dans tout le hall, rompant comme un coup de canon le silence empesé qui régnait dans le château. Un autre lui répondit aussitôt, encore plus enragé, dont l’écho résonna dans les couloirs de marbre. Le concert de barrissements haineux continua, de plus en plus violent, jusqu’à ce que le premier coup retentisse. Comme s’il avait été un déclencheur, une tempête de coups de sabots, de pattes et d’un certain nombre d’autres choses se déchaîna.

Alignées devant les grandes portes, les juments de la garde, mi-alarmées mi-curieuses, tendaient en silence l’oreille en direction de la salle du trône, où se déroulait la bagarre.

- Dites, je vous dérange ?

Les juments en armures sursautèrent presque. En moins d’une seconde, elles reprirent leurs places, bien droites et en rangs, à gauche et à droite des marches. De l'autre côté, la dispute musclée continuait.

- Garde à vous, fixe ! lança la gradée tandis que les autres portaient le sabot à leur front.

Le jeune licorne mauve soupira, avant de gravir les marches et d’ouvrir la porte. 

À l’intérieur, la situation était exactement telle qu’il l’avait imaginée. Les tentures étaient à moitié tirées, plongeant la pièce dans la pénombre. Le trône était désert et les lumières qui l’entouraient étaient presque éteintes. De l'autre côté, dans un des coins, deux formes massives et musculeuses étaient emmêlées l'une dans l'autre, dans une pose qui tenait à la fois du combat de catch et du rodéo sur buffle. Un peu plus loin, dans un fouillis de câbles arrachés, un téléviseur ainsi qu’une console et ses deux manettes gisaient, renversés. Un grand « YOU WIN ! » rouge clignotait encore sur l’écran.

- Retire ce que tu as dit, tafiole bleue !

- Jamais, tarlouze !

- Je vais de taire bouffer ta crinière !

- Mon sabot dans ta tronche, bouffon !

- Hem…

Les deux énormes étalon s'immobilisèrent, les yeux tournés vers le nouveau venu. Le prince du jour tenait encore son sabot levé, prêt à frapper, tandis que son frère de la nuit avait une de ses pattes entre ses dents. Dusk Shine soupira à nouveau, gêné et fâché en même temps.

- Je suis venu vous rendre le travail que vous m’aviez donné à faire pour aujourd’hui, prince Solaris, annonça-t-il en faisant apparaître un rouleau de parchemin.

Le maître du jour, toujours dans la même position, cligna des yeux avant de se dégager.

- C’est très bien, mon cher élève, fit-il avec autant de dignité que possible. Tu peux aller le mettre sur mon bureau, dans mes appartements. Je le lirai ce soir.

Le prince du jour adressa un sourire forcé à son élève, puis un autre à son frère. Dusk Shine fronça les sourcils. Dans la bagarre, le diadème de Solaris s’était retrouvé à l’envers sur sa tête et le pectoral de son frère menaçait de tomber. Le jeune licorne retint un soupir d’exaspération, s’inclina légèrement et quitta la salle en fermant la porte.

Moins de cinq secondes plus tard, la bagarre avait repris. Avec un air las, le jeune licorne prit le chemin du bureau de son professeur.

« Musculation et amitié »

« Je te cogne car je te respecte »

« Amitié sur le ring »

 « Gentillesse et combat de rue : témoignages »

Dusk Shine contemplait d’un air maussade la pile de travaux qui s’accumulaient déjà sur le bureau désordonné et bancal de Solaris. Ces deux adjectifs s'appliquaient d'ailleurs à merveille à l'ensemble de la pièce. Entre les boîtes de boissons énergisantes et de produits protéinés qui s’accumulaient dans un coin, les haltères et autres instruments de musculation qui traînaient dans un autre et les posters d'étalons bodybuildés qui couvraient une bonne partie des murs, on se serait cru dans le vestiaire d’un club de boxe, l’odeur en moins. Quoi que, à bien tendre le museau…

Dusk Shine finit par déposer son dernier devoir au dessus des autres. La plupart des rouleaux n'avaient même pas été ouverts. Bien qu’il n’osât pas le dire tout haut, Dusk Shine avait comme l’impression qu'aucun deux princes ne prenait ses études sur la magie de l’amitié très au sérieux. La dernière fois qu’il leur avait demandé conseil à propos d’un problème d’amitié, ils lui avaient répondu d’aller plutôt faire un tour à la salle de musculation. Il était sur le point de soupirer à nouveau, avant d'heureusement se rappeler que toute leur famille n’était pas comme ça. D’ailleurs, il fallait qu’il se dépêche s’il ne voulait pas être en retard.

Crescendo l’attendait déjà, assis à leur table habituelle, sur la terrasse de leur café préféré. La petite place entourée de bâtiments blancs, à quelques rues du palais, était un vrai petit havre de tranquillité au cœur de la capitale. C’était là qu’ils avaient pris l’habitude de se retrouver une fois par semaine, en fin de journée, pour profiter ensemble d’un moment de détente et pour bavarder de tout et de rien, comme les amis d’enfance qu’ils étaient. Lorsque Dusk Shine arriva, le jeune alicorne rose à la crinière mauve et crème se leva pour le saluer, souriant.

- Tu en as mis du temps ! plaisanta-t-il quand ils se furent fait la bise. Laisse-moi deviner, encore un devoir à remettre ?

- « Haltérophilie et honnêteté : étude de cas », soupira Dusk Shine en s’asseyant. Je pensais qu’il finirait par tomber à court de sujets bidons et par m’en donner de vrais, mais j’ai l'impression de m’être trompé.

- Pour lui, il n’y a rien de moins bidon que ça. À chaque anniversaire, il m’offre une paire d’haltères, chaque année plus lourdes que celles de l’année d’avant. Il doit se croire subtil.

Dusk Shine esquissa un sourire avant de prendre une première gorgée du café au lait. Il se demandait souvent si Crescendo faisait réellement partie de la même famille que ses oncles, tant ils étaient différents. Alors que les deux monarques n’étaient que des montagnes de muscles et de testostérone droguées au catch et aux jeux de combat, leur neveu était un poney raffiné, élégant et cultivé, avec qui toute conversation était agréable. Le jeune alicorne et lui se connaissaient depuis leur enfance et ils veillaient à passer quelques heures ensemble à chaque fois que Dusk Shine était de passage à Canterlot. Le moment vint cependant bientôt pour chacun de s’en retourner chez lui et le jeune licorne mauve reprit le chemin du château. Avant de reprendre le train vers Poneyville, il avait promis de rendre visite à Armora, à son appartement de l’aile des officiers du château. En réalité, c’était la raison principale pour laquelle il avait décidé de venir en personne à Canterlot plutôt que d’envoyer directement par magie son travail à Solaris.

Lorsqu’il toqua à la porte, la solide ponette blanche lui ouvrit tout de suite.

- Dusky ! jubila-t-elle en le serrant contre elle jusqu’à l’étrangler. Je suis heureuse de te voir.

- Moi aussi, sœurette. Mais je ne vais pas pouvoir rester très longtemps. Je dois reprendre le train pour Poneyville aujourd’hui.

- Je sais, je suis simplement contente que tu aies pu passer. Tu as vu Crescendo aujourd’hui ?

Une étincelle s’était allumée dans le regard de la jument lorsqu’elle avait prononcé cette dernière phrase. Dusk Shine appréhendait déjà la suite. Cela faisait longtemps qu’il fallait qu’il avoue quelque chose à sa sœur, et il était temps qu’il le fasse enfin. Armora n’avait cependant pas encore fini de parler. Les juments de la garde réussissaient presque toutes cet exploit d’être à la fois élégamment féminines et solidement bâties, et sa sœur, en tant que capitaine, n’y faisait pas exception, avec sa stature svelte mais solide et son regard tout à tour tendre et dur. Cependant, à chaque fois que le nom de leur connaissance commune revenait dans la conversation, son assurance et sa confiance en elle disparaissaient.

- Tu sais bien que… enfin… Il me plait, quoi. Arrête, ne rigole, pas, anticipa-t-elle en voyant la tête de son frère. C’est vrai, il a du charme, et on se connait déjà un peu. Il était là à la cérémonie, quand j’ai été promue capitaine. On avait déjà un peu parlé ensemble avant, et...

Dusk Light lui posa un sabot sur l’épaule et le fixa avec gravité. Il était temps qu'elle sache.

- Armora, ça ne marchera pas.

- Mais pourquoi ? demanda sa sœur, peinée. Tu penses que je ne suis pas assez bien pour lui, c’est ça ? Ou alors il en voit une autre ? Il les préfère minces et blondes, on alors rondes et rousses ? Dis-le moi !

- Ça n’a rien à voir avec toi. Armora... il est gay.

La jument blanche encaissa le coup en silence, avant de baisser les épaules avec tristesse.

- Tu… tu en es certain ?

- Certain à cent pour cent.

- Comment peux-tu le savoir ? Il te l’a dit ?

- Armora, réfléchis un peu. Tu as vu ses oncles ? Et tu l’as vu lui ?

La licorne à la crinière bleue détourna les yeux, le regard dans le vide, épaules basses, sourcil à moitié froncé. Au bout de plusieurs longues secondes de cogitation, elle releva cependant la tête, une étincelle d’espoir dans les yeux.

- Et… tu es sûr qu’il n’est pas bi, par hasard ?