Le Bocal de Cornichons

Tout ce que Celestia voulait, c’était profiter d’une petite collation après une dure et longue matinée. Était-ce trop demander ? Pourrait-elle ne pas passer son après-midi à essayer d’ouvrir un bocal de cornichons ? Qu’est ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter un châtiment aussi sévère ? Avait-elle mis en colère un dieu irritable, ou une autre entité supérieure ? Peu importait la force qu’elle y mettait, elle était tout bonnement incapable d’ouvrir ce bocal.

- Allez, saleté ! » grogna-t-elle. Elle avait essayé tout ce qui était en son pouvoir, mais la maudite chose n’avait pas bronché. Son visage blanc rougit sous l’effort, alors qu’elle tentait une nouvelle fois de tourner le couvercle. « Bon sang ! » cria-t-elle entre ses dents serrées.

- Tia, quel est le problème ? » demanda la princesse Luna. Elle avait entendu du bruit depuis sa bibliothèque privée, et était venue jeter un oeil dans la cuisine. Une Celestia frustrée et essoufflée l’invita silencieusement à entrer. « Tout va bien, ma soeur ?

- Non… Je commence à sérieusement m'énerver. » déclara-t-elle. Elle souleva par magie le bocal et le porta devant le visage de Luna. « J’essaye d’ouvrir ce stupide pot de cornichons depuis midi ! Maintenant, il est une heure moins cinq, et je n’y suis toujours pas arrivée !

- Oh. » était tout ce que la princesse de la nuit put répondre. Elle regarda sa soeur lutter de toutes ses forces, la sueur dégoulinant de son visage, puis brusquement s’affaiblir et claquer le pot sur la table.

- Luna, je ne suis pas une mauvaise jument, dit elle. Je n’ai jamais rien fait de méchant, ni maltraité un poney qui ne l’avait pas mérité. Tout ce que je veux, c’est profiter d’un bel après-midi et manger mon sandwich pissenlit-fromage avec des cornichons... Pourquoi ça m’arrive, Luna ? Pourquoi ?

Luna n’avait jamais vu sa soeur dans une telle détresse, et surtout pas à propos d’un problème aussi trivial. Celle-ci posa sa tête sur le plan de travail avec le regard d’un chien battu. L’alicorne bleu nuit fit léviter le bocal pour l’examiner de plus près.

- Je peux peut-être essayer. » dit elle. Elle tint le pot avec sa patte gauche, et força sur le couvercle avec l’autre en retenant son souffle. Ses tentatives se révélèrent cependant aussi infructueuses que celles de sa soeur. « C’est vraiment bloqué, dit elle. Comme si le couvercle était collé au bocal.

Celestia gémit et couvrit sa tête de ses sabots, ses sanglots étouffés par ses pattes. La fière princesse d’Equestria se laissa glisser sur le carrelage de la cuisine. « Tiens bon, Tia, rassura Luna. Si je passe le bocal sous l’eau chaude, peut être que ça descellera le bouchon. » Luna se dirigea vers l’évier, tourna le robinet, puis plaça le bocal sous le filet d’eau brûlante. Estimant que c’était suffisant, Luna agrippa fermement l’objet. Son visage rougit sous l’effort, mais le couvercle bleu resta en place.

- C’est encore pire, maintenant, déclara Celestia.

- Je suis désolée ! » rétorqua Luna, sur la défensive. Elle reposa l’objet sur le comptoir et vérifia que ses sabots ne portaient pas d’ampoules. Sa soeur se leva enfin, avec un regard déterminé.

- Cela nécessite des mesures drastiques. » Elle souleva un gong doré et le frappa avec un maillet, produisant un son qui se propagea dans les grandes salles. Un garde entra dans la cuisine et s’inclina devant les soeurs royales.

- Vous avez appelé, votre altesse ?

- Hyperion, assemblez votre peloton. Nous avons une mission pour vous.

***

Le capitaine Hyperion et son peloton de gardes royaux était réunis dans la cuisine, comme la princesse l’avait ordonné, et à tour de rôle, essayaient d’ouvrir le bocal de cornichons. Un par un, chaque étalon concentra toutes ses forces sur le petit pot en verre, ce qui entraîna quelques crampes douloureuses. Deux nouveaux gardes prirent la relève, alors que les deux précédents s'éloignaient en se frottant les bras.

- Je suis désolé, votre majesté, dit le capitaine. Il semble que mes étalons n’aient pas pu mener cette mission à bien. » Il salua, puis ajouta : « J’en prend l’entière responsabilité. » Le dernier garde essaya à son tour, mais en vain. Celestia claqua son sabot sur le sol, et fixa le bocal.

- Pourquoi ne veux-tu pas t’ouvrir ? » demanda-t-elle avec du venin dans la voix.

- Tia, ne penses-tu pas que tu prends cette histoire trop à coeur ? » demanda nerveusement Luna. Sa soeur lui fit rapidement face, avec un regard capable de lui donner des cauchemars pour quelques nuits.

- Que veux tu dire ?

- Je veux dire, c’est juste un bocal. Ça ne sert à rien de s'énerver contre lui. Que dirais-tu de manger ton sandwich sans cornichons ?

La princesse du soleil s'avança lentement vers sa petite soeur, qui rétrécit sous ses yeux. Elle se tenait à présent au dessus d’elle, et on aurait dit qu’elle allait l’écraser sous son sabot. « Celestia ?

- Écoutes, maintenant, et écoutes bien, commença-t-elle. Depuis que je suis une pouliche, je mange mes sandwiches au pissenlit avec des cornichons. C’est le cornichon qui donne la saveur, et c’est le cornichon qui donne la douceur. Tu trouves peut-être ça normal de manger tes sandwiches sans cornichons, mais j’ai essayé de préparer mon déjeuner tout l’après midi, et rien ne m'empêchera d’ouvrir ce bocal de cornichons. Tu m’entends ?

- ...Oui madame. » répondit faiblement Luna. La précision étant faite, Celestia fit signe à Hyperion de s’approcher.

- Hyperion, envoyez vos meilleurs étalons et ramenez ici les poneys les plus puissants d’Equestria.

***

Tous les étalons musclés du royaume se retrouvèrent dans une queue qui partait de la cuisine et s’étendait jusqu’aux portes du château. Chacun disposait de trois minutes pour tenter d’ouvrir le bocal de cornichons de la princesse Celestia, et celui qui y parviendrait serait richement récompensé par Celestia elle-même.

Après qu’un nouveau sujet ait échoué à ouvrir le pot, un poney terrestre gris prit sa place. Il s’ébroua comme un taureau devant un tissu rouge et saisit l’objet comme si c’était son ennemi mortel. Il serra le couvercle avec toute la force dont il disposait, et des veines palpitèrent sur ses bras et son cou. Cependant, deux minutes trente plus tard et malgré tout ses efforts, c’était un échec.

- Suivant. » déclara Hyperion. Le suivant était un licorne brun avec une longue crinière noire. Il fixa le pot pendant dix secondes avant de se jeter sur lui et de forcer en tournant sur lui même comme un fou. Il retint son souffle et fit travailler ses meilleurs muscles, mais c’était un nouvel échec.

- Suivant. » répéta Hyperion. C’était au tour d’un énorme pégase blanc, doté de minuscules ailes, que le garde observa avec quelques soupçons. Le pégase poussa un beuglement et passa exactement deux minutes trente à tenter d’ouvrir le couvercle. Son énergie l’abandonna soudainement, et il essaya tant bien que mal de reprendre sa respiration. « Suivant. » dit Hyperion.

Le challenger suivant n’était pas un poney, mais un minotaure musclé, et il ne plaisantait pas. Il serra les poings et fit son meilleur spectacle d’intimidation à l’attention du bocal.

- Alors, tu crois que tu peux rester ici et priver la princesse Celestia de quelques cornichons ? demanda-t-il. Tu t’imagines qu’ils sont trop bons pour elle, peut être ? Si tu fais les difficiles, et bien on va y aller franchement ! » Le minotaure, dont le nom était Iron Will, saisit le bocal et serra le couvercle de toutes ses forces. La transpiration coulait, les veines se gonflaient sous sa peau. Iron Will serra les dents et gémit. Celestia observait avec un grand espoir dans cette créature. Il semblait être bien parti pour réussir.

Hélas, à la fin des trois minutes, le bocal était toujours fermé. Surpris que sa force se fut révélée inutile, Iron Will partit rejoindre la foule des poneys aux muscles endoloris. « C’est vraiment un pot obstiné. » dit-il.

Plusieurs heures s’écoulèrent depuis le début du défi, mais aucun étalon, jument, poney ou non, n’était suffisamment fort pour ouvrir le couvercle du bocal de cornichons. Les soeurs royales avaient vu passer des culturistes des deux sexes venants de tout le royaume. Celestia se vautrait maintenant dans sa misère, la tête entre les sabots.

- Tia, s’il te plait… C’est trop, dit Luna. Tu vas trop loin avec ça. » Celestia ne dit rien, continuant de regarder la procession de bodybuildeurs se casser les dents sur le pot de cornichons. La file rétrécissait, et aucun vainqueur n’avait été encore désigné. Le dernier étalon à passer était un terrestre rouge familier, le frère d’un des éléments d’harmonie. Il passa deux minutes et quarante-cinq secondes à s’affairer sur le bocal, mais échoua comme les autres.

- Nope. » dit-il sombrement. Il posa l’objet sur la table et retourna à ses affaires. Si la princesse du soleil avait un sentiment qu’elle détestait le plus, ce serait certainement le désespoir. La file avait disparu, aucun autre poney ne souhaitait tester sa force. Celestia s’affala par terre et versa une petite larme. Le bocal de cornichons ne sera jamais ouvert, et elle ne pourra plus jamais apprécier ses sandwiches.

- Votre altesse… commença Hyperion. ...Nous avons un challenger inattendu. Vous pourriez… l'écouter. » Celestia était perplexe quand au ton employé par le garde. Elle regarda Luna, qui haussa les épaules.

- Faites-le entrer. » Le capitaine fit un signe et le poney entra dans la cuisine. Les princesse ne s’attendaient pas à ce qu’il soit aussi… petit. Le dernier concurrent était un poulain d’à peine neuf ans. C’était un pégase pâle, mince et pas vraiment musclé. « Umm… Quel est ton nom, jeune étalon ?

Le poulain s’inclina et répondit : « Featherweight, votre altesse. Je suis ici pour ouvrir votre bocal pour vous. » Celestia était amusée. Elle fit de son mieux pour garder son sérieux, et lui présenta un sourire doux et chaleureux.

- Penses-tu pouvoir l’ouvrir ? demanda-t-elle. Les étalons les plus forts du royaume s’y sont essayés et pas un n’y est parvenu.

- Celestia, ne dis rien, murmura Luna. Ne l’humilie pas comme ça.

- Je crois que je peux l’ouvrir. » Déclara Featherweight. Le capitaine Hyperion regarda avec inquiétude le garçon, puis les soeurs royales. Celestia était sur le point de refuser, mais elle se dit qu’elle n’avait pas grand chose à y perdre de toute façon. Elle hocha la tête et Featherweight s’approcha doucement de la table.

Il tint le bocal entre ses petits sabots et l’examina sous touts les angles.Ses yeux le scannèrent de haut en bas, d’un côté à l’autre. Les deux soeurs se regardèrent avec confusion. Le poulain mit le pot en place, et posa doucement son sabot sur le couvercle.

Une légère torsion, et le bocal était ouvert.

L’arome sucré, salé et aigre à la fois se diffusa et entra dans les narines de chaque poney présent dans la pièce. Les soeurs ne comprenaient pas comment cela avait pu se produire. Leurs yeux s’agrandirent comme des soucoupes, et leur bouche béait presque jusqu’au sol. Hyperion retira son casque, s’assurant de ce qu’il voyait. Un moment de silence stupéfait passa, et ils réalisèrent que ce n’était pas un rêve. Le petit pégase avait bien ouvert le bocal de cornichons.

- ...Comment ? » demanda une Celestia abasourdie.

Featherweight plaça le pot ouvert sur la table et répondit : « Vous, et les autres poneys, avez essayé de forcer l’ouverture du couvercle. Mais ça ne marche pas comme ça. Les bocaux de cornichons sont des objets délicats, qui doivent être manipulées avec attention et douceur. Comme beaucoup de choses, dans la vie.

Celestia fut subjugée par la sagesse de l’enfant. Elle porta le pot à son museau et sentit une nouvelle fois l’odeur salée qui en émanait. Ses lèvres tremblaient et des larmes coulaient en fontaine de ses beaux yeux. Luna fit léviter une boîte de mouchoirs à sa soeur. Il fallut à celle-ci beaucoup de temps pour maîtriser ses émotions. Après s’être abondamment mouchée, elle regarda le pégase avec un sourire bouleversé.

- Jeune Featherweight… Je te remercie. Tu es très certainement l’un de mes meilleurs sujets, dit-elle. J’ai le devoir de t’offrir une récompense. Que désires tu ? Demandes, et tu sera exaucé !

- Ce que je veux, plus que tout au monde, est que vous puissiez profiter pleinement de votre sandwich. » répondit Featherweight. Les soeurs royales, et même Hyperion, furent époustouflés par ce à quoi ils venaient d’assister. Un poulain qui ouvre le bocal de cornichons d’une princesse, et qui ne réclame rien en retour !

Le jeune pégase salua les soeurs, puis le capitaine, et sortit de la cuisine poursuivre son destin.

- Featherweight devra être considéré comme un héros pour les siècles à venir, dit finalement Celestia avec émotion. La postérité saura qu’il n’a pas trouvé la force dans ses muscles, mais dans son coeur tendre et bon.

- Là, là, dit Luna.

- Là, là, répéta Hyperion.

***

Contre toute attente, Featherweight revint quelques instants plus tard dans la cuisine, avec un regard inquiet sur le visage.

- Quel est le problème ? demanda Luna. Tu as oublié quelque chose ?

- En fait, quelqu’un pourrait me montrer le chemin pour sortir du château ? Je crois que je suis perdu.

FIN