De tous les bâtiments publics de Canterlot où le silence se devait d’être respecté, la bibliothèque royale restait indéniablement le plus austère. Obscur malgré le soleil d’été situé encore haut dans le ciel, oppressant par ses lourds rayonnages menaçants de s’écrouler à n’importe quel moment, les seuls poneys susceptibles de fréquenter ce lieu étaient pour l’essentiel des étudiants discrets en quête de divertissements littéraires.
Pourtant ce matin-là, la bibliothécaire avait vu sans trop y croire une dizaine d’individus ayant depuis longtemps pénétré dans la vie active envahir la place et raccompagner avec fermeté ses occupants vers la sortie. Chacun d’entre eux arborait plus ou moins fièrement l’impérieux insigne des agents de lutte contre la Délinquance Magique. La gérante avait bien sûr demandé une explication justifiant une telle réquisition, mais elle n’eut droit qu’à des aboiements agressifs lorsqu’ils la poussèrent dehors à son tour.
Désormais seule, l’équipe missionnée par Homes avait aussitôt entamé leurs recherches au plus profond des archives de Canterlot. Bien décidée à faire honneur à leur chef, cette poignée de licorne avait un objectif très précis en tête : retrouver n’importe quel élément susceptible de permettre l’identification du preneur d’otages. Quand on observait un tel zèle face la simplicité de ces instructions, il était facile d’imaginer le rapide succès de la mission ! Pourtant, lorsque les minutes, puis les heures commencèrent à s’égrener sans que personne ne trouve quoi que ce soit, il fallut bien admettre que celle-ci tournait lentement mais sûrement au désastre…
« Fleur, va nous préparer un café s’il te plaît !
-Euh… Oui, j’y vais tout de suite ! » Répondit l’intéressée en arrachant non sans déplaisir son regard de l’épais registre posé devant elle. Repoussant sa chaise de la grande table qu’occupaient ses collègues, la jument au poil blanc étira ses longues pattes restées depuis trop longtemps immobiles. Ceci fait, elle se dirigea d’un pas cadencé vers la salle de repos qui attenait à la bibliothèque. Pas que l’idée de préparer cet immonde breuvage l’enchantait, mais ce déplacement lui offrait l’occasion de se manifester qu’elle attendait depuis un bon moment déjà.
Arrivée à mi-parcours, la ponette surnommée amicalement Fleur bifurqua subitement vers la table qu’occupait un étalon au pelage orange. À ses côtés se trouvait une cage refermant un grand oiseau de proie. De par son manque d’obéissance et son agressivité, cet aigle royal n’était jamais utilisé en tant que messager. Pourtant, de tous les volatiles disponibles dans la volière après le départ de Homes, c’était sur lui que Jude avait jeté son révolu. Par précipitation, sans doute...
Essayant d’ignorer l’effrayant regard du prédateur, la jument blanche focalisa toute son attention sur son semblable cornu. Malgré sa juvénilité apparente due à sa petite taille, Jude était le membre le plus expérimenté de l’Agence. Puissant magicien et leader accompli, il s’était naturellement imposé dans la direction des recherches, chose qu’aucun membre de l’équipe n’avait -et n’aurait- contesté.
« Jude, je peux te parler une minute ? demanda à voix basse la grande jument avec une excitation tout juste voilée.
-ça dépend de quoi, tu as trouvé quelque chose d’intéressant ?
-Euh non, pas vraiment. En fait je…
-… Dans ce cas, je n’ai pas de temps à te consacrer, l’interrompit-il brusquement. Nous sommes au beau milieu d’une cellule de crise, il n’y a aucune place pour les bavardages ! » Et joignant le geste à la parole, l’étalon au crin auburn se replongea aussitôt dans ses lectures. Aucun doute possible, sa présence à ses côtés était devenue importune.
Malgré la pression des regards que ses collègues lui lançaient, Fleur fit effrontément face au rejet de son « supérieur ». Le sabot de fer dura une bonne minute mais Jude, agacé par cette présence obstinée, finit par relever la tête. « Bon je t’écoute, mais gare à toi si tu me fais perdre mon temps… » La prévint-il toutefois. Insensible à cette menace lourde de vérités, la licorne au crin blanc prit une grande inspiration et se lança.
« Jude, cela fait déjà plusieurs heures que nous épluchons les registres des académies Equestriennes. À l’instant même, il doit y avoir à tout casser vingt suspects sur notre liste. Sans être défaitiste, je pense que nous ne trouverons rien de tangible avant la nuit. Il suffit juste de regarder la taille des étagères que nous n’avons pas encore examinées pour le comprendre.
-J’entends bien, mais tu aurais une meilleure solution à proposer ? demanda Jude avec un espoir presque franc.
-Non non, je ne remets pas du tout en cause la procédure que tu as choisie ! À vrai dire, pour être honnête, je voudrais simplement te convaincre d’envoyer un message à Homes. Vois-tu, je pense que si nous lui envoyons la liste actuelle, il aura peut-être un déclic sur un de ces noms. Après tout, il connaît bien plus de licornes que nous tous réunis ! Et puis il nous a quand même demandé un contact fréquent lors du briefing… » À défaut de meilleurs arguments, Fleur regarda avec une subite anxiété l’attitude du poney assis devant elle. D’abord bienveillante, cette dernière avait rapidement laissé place au mécontentement, voir même à l’agacement. En d’autres termes, son discours ne l’avait pas du tout convaincu.
« Désolé, mais c’est hors de question, finit-il par répondre d’une voix excessivement portante. Homes nous l’a peut-être demandé, mais c’est prendre trop de risques inutiles. Imagine un peu si notre messager est intercepté par l’ennemi ou se perd en cours de route ! Non, à moins d’avoir des informations capitales à transmettre, nous n’enverrons aucun message ! »
Ce refus prononcé sur un ton sans appel, la jument blanche hocha docilement la tête sans pour autant cacher sa déception. Alors qu’elle était sur le point de tourner les talons, une force invisible arrêta son geste et la précipita droit vers le bureau de son collègue. À en croire la lumière émanant de sa corne, l’auteur de cette bourrade magique n’était autre que lui-même.
« Écoute-moi bien Fleur, chuchota l’étalon orange avec sérieux. Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais tu ne dois plus te laisser marcher sur les sabots. Aie un peu d’amour-propre bon sang !
-Mais… Mais de quoi tu parles ?
-Regarde-moi cette bande de lâches, poursuivit-il en regardant discrètement les autres membres de l’équipe. Pas un seul n’a été capable de venir ici pour me faire part de ses craintes. Après tout pourquoi le faire soi-même quand on peut abuser de la générosité d’une jument ? Crétins de misogynes, va !
-C’est faux ! Cela ne s’est pas du tout passé de cette façon…
-… Bien sûr ! Ils ont certainement joué la carte de l’insinuation pour que tu t’imagines avoir eu cette idée toute seule ! Fais-moi plaisir par pitié : la prochaine fois que quelqu’un essaye de t’entourlouper, envois le paître sans hésitation. Tu vaudras toujours mieux qu’eux, ne l’oublie surtout pas ! Maintenant dépêche-toi de filer, je ne tiens pas à ce qu’ils nous remarquent. »
Sans même chercher à croiser son regard compatissant, Fleur fit volte-face et se dirigea d’un pas soutenu vers la salle de repos. À la fois curieux et inquiets, ses collègues la regardèrent passer sans mot dire. Avaient-ils saisi la nature de son échange avec Jude ? Difficile d’en être sûr, mais cela restait plausible s’ils décryptaient sa figure atterrée.
Arrivée dans le local étroit, la licorne au crin rose ferma aussitôt la porte avant d’ouvrir l’unique fenêtre en grand. Bien que consciente d’être potentiellement observée, elle s’y adossa et commença à aérer aussi bien son visage que son esprit. Trois respirations lentes, profondes, puis elle serait capable de réfléchir en toute clarté.
Un
Deux
Trois. Voilà, son esprit était redevenu tout à fait clair. Elle pouvait dès à présent revenir -entre autre- sur le cas de Jude…
Au début, elle avait cru à son discours chevaleresque sorti pour ainsi dire de nulle part. Voir quelqu’un la défendre de manière si spontanée avait quelque chose d’irréelle, de surréaliste… Et bien sûr sa désillusion n’en avait été que plus forte. En effet, contrairement à ce que son collègue pensait, c’était elle et elle seule qui avait pris l’initiative de le voir. Personne ne l’avait influencé le moins du monde.
Partant du principe qu’elle était incapable de penser par elle-même, Jude avait ainsi montré qu’il ne valait en vérité pas mieux que les autres. Fleur était-elle vraiment surprise ? Pas le moins du monde. Souffrait-elle encore de cette insidieuse discrimination ? Encore, toujours et peut être même à jamais.
Bien sûr, la ponette au crin rose avait saisi depuis longtemps l’origine du problème. Ce n’était dû ni à ses compétences assez limitées en tant qu’agent de terrain, ni à ses habilités magiques laissant parfois à désirer. Non, le problème était tout autre, et il venait d’une chose aussi futile qu’essentielle : son apparence.
Fleur était en effet une belle jument. Une très belle jument. Dès son plus jeune âge beaucoup s’étaient émerveillés devant ses grands yeux violets, ses longues pattes et sa tenue altière. Fille unique d’une des plus grandes familles de magiciens, elle était passée en l’espace de quelques jours d’une vie luxueuse à l’existence d’une simple Canterlotienne sans-le-sou. Dès lors l’admiration s’était rapidement changée en dédain, avec pour seul motif l’a priori d’être face à une potiche superficielle, peu dégourdie. N’étant pas parvenue à se démarquer, la licorne blanche avait donc fini avec cette étiquette collée sur le dos. C’était injuste, c’était stupide, mais la société fonctionnait de cette façon.
« Prends sur toi, Fleur, murmura-t-elle pour s’encourager. Tu ne dois surtout pas montrer que ces brimades te touchent. Oui, un jour tu leur montreras ce que tu vaux vraiment ! » Ragaillardie par cette idée, la grande jument se dirigea vers la table d’angle où elle commença maladroitement à recharger la cafetière.
Ayant laissé la fenêtre ouverte, l’attention de Fleur fut rapidement attirée par des éclats de voix venus de l’extérieur. D’abord presque imperceptibles, ils évoluèrent après quelques minutes en vociférations dont l’intensité n’avaient d’égale que leur violence. Bien que consciente de la futilité de son geste, la licorne blanche ne put refréner sa curiosité et sortit une nouvelle fois la tête à l’extérieur au lieu de simplement refermer le battant de verre. L’origine de la perturbation étant en partie caché par les murs qui l’entouraient, il fallut qu’elle se torde le cou pour trouver un angle de vue correct. Toutefois ce désagrément fut aussitôt oublié quand elle comprit toute l’ampleur de la situation qui s’offrait à son regard…
Entassée autour de la grille donnant accès à la courtine de la bibliothèque royale, une immense foule qui croissait de seconde en seconde s’était subitement rassemblée. Elle était composée de poneys de tout âge et de toute profession, n’ayant de commun qu’une attitude située à mi-chemin entre l’appréhension et la contrariété, comme si un évènement gravissime était sur le point de se produire. En voyant l’insistance avec laquelle ces derniers observaient le vieux bâtiment qui leur faisait face, il était facile de deviner leur l’intention d’y pénétrer coûte que coûte.
Bien que largement inférieur en nombre, un autre groupe formé d’une trentaine de cornus leur faisait courageusement face et bloquait de par leur présence l’accès au portail. À en croire leur allure ainsi que leurs habits, il s’agissait pour la plupart d’individus issus de la haute société licorne. En tout et pour tout, le nombre d’individus présent à ce même endroit dépassait allègrement la centaine, chose qui n’arrivait pour ainsi dire jamais à Canterlot !
« J’ai une fille ! lança un étalon au poil azuré du côté de la défense en se servant d’un sort d’amplification. C’est une passionnée de magie, elle rêve depuis toujours d’entrer à l’école des licornes surdouées. Comment pourrait-elle faire son apprentissage si vous détruisiez tout le savoir que nous accumulons depuis des millénaires en ces lieux ?
-Arrêtez de ne penser qu’à vous Night Light ! rétorqua un autre poney d’une voix plus forte encore. Des poneys sont en danger de mort bon sang ! Si, comme nous tous, vous aviez de la famille parmi les terrestres, jamais vous ne feriez passer leur vie avant celle d’un bouquin…
-Vous me traitez d’hypocrite c’est ça ?
-Non, vous êtes juste comme un crétin méritant amplement mon sabot dans la face s’il continue à bloquer le passage ! » N’y tenant plus, la licorne au crin bleu nuit se jeta sur le poney qui avait osé l’insulter et disparut dans la masse tumultueuse qui intensifia alors sa pression sur les patriciens restants. Ayant compris la situation dans ses grandes lignes, Fleur se dirigea fébrilement vers la pièce adjacente où une certaine agitation commençait déjà à se faire entendre.
À peine eut-elle franchit le seuil que Jude lui sauta presque à la gorge. « C’est toi qui a laissé l’information fuiter ? demanda-t-il en ne réfrénant pas le moins du monde sa colère, preuve que lui aussi avait saisi ce qui se passait à l’extérieur.
-ça ne peut pas être moi, je n’ai pas quitté la bibliothèque une seconde !
-Aucun d’entre nous non plus, d’ailleurs… renchérit tout bas un autre agent, conscient que son insinuation n’allait pas tenir la route.
-Les deux autres équipes mises à part, nous sommes les seuls à connaître les exigences du terroriste, répliqua l’étalon orange. L’un d’entre vous est donc forcément coupable, et il paiera dès que nous en aurons fini avec cette histoire !
-Euh, Jude ? Navré de t’interrompre, mais certains poneys ont allumé des torches et sont en train de forcer le portail. On devrait peut-être évacuer les lieux, non ? »
D’abord choqué par la proposition d’Arpeggio resté à l’affût derrière une fenêtre, l’intéressé observa tour à tour les membres de son équipe ne cachant pas leurs craintes, et les énormes rayonnages hautement inflammables qui les entouraient. Devait-il prendre un risque en maintenant sa position ou sonner par prudence la retraite ? Ayant compris toute l’importance de la décision, son hésitation était des plus palpable.
« Oui… Je pense que tu as raison, se décida-t-il quelques secondes plus tard d’une voix tremblante. Que chacun prenne le plus de documents possibles, nous vidons les lieux dans deux minutes ! Et rappelez-vous : priorité à la mission ! »
Obéissant au quart de tour sans contester son choix, les huit poneys commencèrent à s’agiter fébrilement dans la salle afin de récupérer les lourds registres nécessaires à leurs recherches. C’est au milieu de ce chaos ordonné que Fleur prit sa décision, puis se dirigeât d’un pas décidé vers la sortie. Bien sûr, elle ne passa pas inaperçue, Jude la hélant presque immédiatement : « On peut savoir où tu vas, Fleur ?
-Comme personne ici ne semble se dévouer, je vais faire ce pourquoi nous nous sommes tous engagés. » Répondit l’interpelée en attaquant les premières marches de l’étroit escalier. Comprenant un peu trop tard ses intentions, l’étalon orange voulut la retenir, mais forte de son avance, la jument lui échappa et disparut au détour du colimaçon.
Pourquoi faisait-elle cela ? Quelles obscures raisons poussait une licorne tout juste capable d’user de sa magie à jouer les héroïnes ? Ça ne pouvait pas être le devoir, Fleur ayant embrassé sa profession plus par nécessité que par amour pour sa patrie. Ce n’était pas non plus par fierté, vu que cette dernière l’avait fuie lors de son recalage au concours des licornes surdouées. Peut-être était-ce par dépit, peut-être voulait-elle se montrer l’espace d’un instant digne d’exister, peut-être même que sa maigre logique avait décidé de se faire la malle… Qu’importe après tout, le résultat restait inchangé : la jument au poil blanc était sur le point de faire face, seule, à une centaine de poneys animés d’une folie destructrice ; en soit un acte aussi brave que suicidaire.
Arrivée devant la porte massive qui bloquait l’entrée principale du bâtiment, la grande licorne retira précipitamment ses deux verrous de sécurité avant de l’ouvrir à la volée. À peine eut-elle posé un premier sabot sur le perron qu’un grincement métallique lacéra ses oreilles sensibles, lui indiquant avec certitude que le portail de fonte venait d’être abattu.
Malgré le brusque changement de luminosité qu’avaient encaissé ses rétines, Fleur vit distinctement le chef de file qui, armé d’une torche incandescente, fonçait droit vers une fenêtre du rez-de-chaussée. Sans perdre une seconde, la ponette au crin rose pointa sa corne dans sa direction, rassembla l’essentielle de son pouvoir à son extrémité, puis projeta son sort.
Le tir magique fila comme un éclair à travers l’espace. Il rasa de très près le museau de l’étalon et vint moucher son flambeau dans une gerbe d’étincelles. Très surpris par cette attaque, ce dernier pila des quatre fers, stoppant net l’avancée de ses suivants. Tous les regards se portèrent alors sur la dernière défenseuse qui se dressait encore devant eux : une jument au poil rose et à l’allure d’une star déchue.
« Je suis l’agent Fleur, du département de Lutte Contre la Délinquance Magique, se présenta-t-elle de sa voix la plus portante tout en arborant son insigne dorée. Vous vous trouvez actuellement dans l’enceinte du bâtiment fédéral que je suis censé protéger. Sachez donc que tant que je me tiendrai debout devant cette porte, aucun d’entre vous ne passera ! »
Les poneys regardèrent la nouvelle arrivante sans cacher le moins du monde leur perplexité. Visiblement ils ne s’attendaient pas à croiser sur leur route un tel individu, et même si certain ne paraissaient nullement impressionnés par sa posture agressive, bon nombre d’entre eux observaient son insigne avec une certaine appréhension. En effet, bien qu’assez présent auprès de la population d’Equestria, les agents royaux avaient toujours gardé une part de mystère dans l’esprit du grand public. Par conséquent peu de poneys connaissaient leurs réelles capacités, et une rumeur les faisant passer pour une élite surentrainée au combat avait fini par s’imposer.
Consciente que cette croyance était à l’origine de leur hésitation, Fleur faisait tout son possible pour garder une posture aussi menaçante qu’assurée. Mais malgré ses efforts, certains de ses opposants ne semblaient pas enclins à abandonner la partie, et plusieurs d’entre eux convergèrent doucement vers elle. Tandis qu’ils avançaient, la jument au pelage immaculé vit leur sourire s’élargir à mesure que sa tentative de bluff était percée à jour, faute de réaction de sa part. Dès lors, il n’y avait pas besoin d’être une tête pour comprendre que sa diversion touchait inexorablement à sa fin…
Rassemblant les dernières parcelles de son courage, la grande ponette essaya de concentrer une nouvelle fois sa magie au milieu de son front, d’avantage par désespoir que par réelle volonté de repousser l’assaillant. Pourtant, à peine les premiers éclats de lumière eurent-ils jailli de son appendice que les étalons stoppèrent nets leur avancée. À en croire leur attitude hésitante, la menace qui leur faisait face venait de prendre d’un coup une toute autre ampleur.
Pas dupe pour un sous, Fleur tourna lentement la tête et vit avec stupéfaction que tous ses collègues venaient de se joindre à elle. De leurs propres cornes jaillissaient une aura magique bien plus puissante que la sienne, prête à servir si nécessaire. Arpeggio, Blueberry et même Jude, chacun d’entre eux avaient délaissé leur plan de fuite pour se ranger à ses côtés. Et tous semblaient plus que jamais décidés à défendre la bibliothèque coûte que coûte !
Face à ces nouveaux combattants dont les capacités semblaient cette fois-ci on ne peut plus réelles, l’avant-garde commença -non sans abondantes protestations- à faire marche arrière. D’abord incrédule, Fleur regarda la foule progressivement se rétracter sous la menace des huit magiciens, ceci jusqu’au moment où chacun des poneys la composant eut franchi la grille en sens inverse. Dès lors, il ne leur suffit que d’un sort synchronisé de télékinésie pour que le portail précédemment abattu retrouve après un dernier grincement sa position initiale.
Quelques secondes passèrent, puis Fleur sentit une fierté enivrante s’infiltrer dans les moindres recoins de son être. Elle avait réussi ! Seule contre toute, alors que rien ne l’y obligeait, elle avait montré l’exemple et était parvenue de par son attitude à sauver le bâtiment de la destruction ! Après tant d’années passées sans le moindre fragment d’amour-propre, après tant d’humiliations endurées sans chercher à s’en défendre, la ponette au crin rose avait retrouvé en l’espace de quelques secondes toute sa dignité.
Grisée par ce succès, l’agent royal s’approcha d’un pas léger de la grille, bien décidée à aller au bout de sa démarche. « Eh vous ! l’interpella un des poneys accolés au portail. Je connais plusieurs poneys hauts placés, vous savez ? Vu que nos craintes pour la vie de nos proches ne semblent pas vous atteindre, sachez que vous perdrez sous peu votre emploi si vous ne nous ouvrez pas immédiatement !
-Je comprends parfaitement vos inquiétudes, et sachez que nos équipes mettent actuellement tout en œuvre pour arrêter le criminel derrière tout ça… répondit calmement la jument blanche, ignorant sa menace. Toutefois pour que l’enquête puisse avancer, nous aurions besoin de savoir comment cette information confidentielle vous est parvenue. »
Pour toute réponse, le poney fit léviter jusqu’à elle une courte lettre dactylographiée. « Nous en avons tous trouvé une semblable sur le pas de notre porte quand nous sommes rentrés déjeuner, expliqua-t-il fébrilement. Pas de signature, aucun signe distinctif. C’est quand nous avons découvert vos locaux entièrement vides que nous avons saisi la réalité de cette menace. Il… Il jure de les tuer si on n’obéit pas !
-Merci beaucoup de votre aide monsieur. Ne vous inquiétez pas, nous finirons par l’avoir…
-Ça ira Fleur, pas la peine de converser avec eux. Tu as déjà fait de l’excellent travail, ça ne sert à rien d’en faire plus. »
Surprise par la brusque arrivée de Jude dans la conversation, la jument blanche se dépêcha de cacher la lettre au milieu de sa crinière. Après avoir répondu à ses louanges par un hochement de tête aussi reconnaissant qu’incrédule, elle se dirigea d’un pas rapide vers l’entrée du bâtiment.
« À l’heure qu’il est le café doit être sûrement prêt. Je file le chercher ! » Lança-t-elle à ses collègues surpris, assez fort pour que Jude puisse l’entendre. Ce n’était pas bien de mentir ainsi, mais Fleur devait absolument contacter Homes, son véritable supérieur. Quelque chose de troublant venait d’avoir lieu à Canterlot. Quelque chose qui remettait en cause beaucoup de conjectures et menaçant d’autant plus la vie des otages. Cette fois-ci ce n’était pas son sens de la déduction qui parlait. C’était son instinct.
À peine revenue dans la bibliothèque royale, Fleur attrapa une plume abandonnée sur une table et la première feuille qui lui vint. S’étant assurée que l’aigle était prêt à décoller, la grande jument commença à écrire un bref résumé de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Occasionnées par le stress, les ratures étaient exagérément nombreuses, mais l’ensemble restait malgré tout lisible.
Trop absorbé par son effort, l’agent royal ne se rendit pas tout de suite compte qu’un poney l’avait discrètement suivie et s’approchait d’elle avec une lenteur calculée. « Qu’est-ce que tu fiches là ? siffla-t-il au moment même où sa cible remarquait sa présence.
-J’ai décidé d’écrire à Homes, chose ce que nous aurions dû faire depuis bien longtemps… répliqua-t-elle à l’étalon orange tout en joignant la lettre du terroriste à la sienne.
-C’est moi qui prends les décisions ici ! Tu vas me donner tout de suite cette lettre et retourner sagement avec les autres.
-Tu n’as jamais détenu l’autorité dans cette mission, je n’ai donc pas à t’obéir ! D’ailleurs si les autres étaient là, ils approuveraient mon geste…
-ça suffit ! Encore un mouvement et tu le paieras très cher ! »
Surprise par la fureur qui émanait de ce dernier avertissement, Fleur s’immobilisa dès qu’elle vit son collègue la menacer de sa corne. Que… Que lui arrivait-il ? Avait-il perdu la tête ? Un rapide coup d’œil jeté sur le visage parfaitement lucide de son collègue lui apporta une amère révélation. Pour une raison qu’elle ignorait encore, Jude ne se trouvait plus du même bord qu’elle.
Comprenant qu’elle devait prendre tout de suite une décision, la licorne au crin rose estima la distance qui la séparait de l’unique messager à sa disposition. Son opposant suivit presque instinctivement ce regard, mais comprit une seconde trop tard son intention.
Le tir magique siffla à quelques centimètres de son crâne, laissant la jument filer entre les étagères. Serrée entre ses dents, la poignée de la cage tressautait en tout sens au grand déplaisir de celui qui l’occupait. Vite, elle devait absolument trouver un moyen de libérer son messager à l’extérieur du bâtiment ! Pas le temps d’ouvrir une fenêtre, ne restait plus qu’une solution : le toit.
Faisant une brusque embardée qui la prévint d’un nouveau sort lancé par son poursuivant, Fleur fonça droit sur l’escalier donnant accès aux étages supérieurs. C’était un colimaçon de pierre massif, capable de résister à n’importe quel assaut magique. Pour peu que son avance soit maintenue, elle serait donc totalement protégée jusqu’à son arrivée sur le toit. Le tout était de l’atteindre à temps…
Derrière elle, une des étagères avait fini par se renverser sous l’impact du dernier tir, et la fuyarde aperçu distinctement Jude se heurter face à cette marée de savoir. Comprenant que sa victoire était désormais assurée, elle ne put contenir un cri de victoire qui mourut au moment même où son sabot avant percuta avec maladresse la première marche. Son fardeau rebondit sur le sol dans un nuage de plumes entremêlé de cris perçants. Son front percuta quelque chose de dur, puis ce fut le noir complet.
Revenue de son inconscience, Fleur s’aperçut qu’on l’avait installée à la va-vite sur l’un des rares fauteuils de la bibliothèque. De son crâne jaillissait à intervalle régulier la douleur pénible de sa chute si bien qu’elle dût prendre un peu de temps avant d’y voir plus clair. À quelques mètres sur la droite, elle retrouva Jude qui, tout en feuilletant un épais grimoire, la surveillait du coin de l’œil. Un peu plus loin, il y avait la cage métallique toujours close que personne n’avait pris la peine de relever. Bloqué à l’intérieur dans une position inconfortable, l’aigle ne bougeait pas d’une plume.
Sans chercher à en savoir d’avantage, la licorne blanche essaya de se mettre debout mais une force invisible la maintint plaquée contre le fond de son siège. C’était une sensation très étrange, comme si chacun de ses muscles étaient devenus tout à coup inutilisable. Pas de doute, une puissante magie était derrière tout ça, il n’y avait donc aucun moyen pour elle de s’en défaire seule.
« Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle à son gardien dans le maigre espoir d’ouvrir un dialogue.
-J’ai mes raisons, tu n’as pas à les connaître, répondit-il froidement.
-Dans ce cas je voudrais savoir ce que tu vas faire de moi.
-Moi ? s’exclama-t-il en posant le livre de magie qu’il tenait sur un pupitre. Je vais simplement de lancer un sort d’amnésie, puis je te libérerai. Tu auras sans doute mal au crâne durant quelques jours, mais je préfère cette solution à celle qui ferait de moi un assassin.
-Tu… Tu n’oserais pas ! » Seul un profond silence lui répondit.
Respirant un grand coup pour ne pas céder face à la panique, Fleur regarda avec impuissance les préparatifs de son collègue. Si son sortilège faisait bien effet, elle oublierait toutes ses découvertes, ne préviendrait jamais Homes, et la prise d’otages tournerait inévitablement à la catastrophe. Non ! Elle ne pouvait pas échouer aussi près du but ! Pas après tout ce qu’elle avait fait jusqu’à présent ! Il devait forcément y avoir une solution pour sortir de ce guêpier…
C’est en réfléchissant de son mieux à un moyen d’évasion que la licorne au crin rose aperçu par hasard une légère faiblesse dans l’attitude de Jude. Ce n’était pas particulièrement flagrant, mais pourtant bel et bien réel. Saisie d’une brusque inspiration, elle prit aussitôt la décision d’attaquer sur ce point précis. Ayant en effet cerné sa personnalité dans ses grandes lignes, Fleur était presque certaine d’obtenir da sa part une réaction susceptible de jouer en sa faveur.
« Je suis sûre que tu bluffes, Jude ! lança-t-elle de but en blanc sur un ton provocateur. Si on admet qu’un sortilège d’amnésie existe vraiment, jamais tu ne serais assez puissant pour le lancer.
-Mais pour qui me prends-tu ? s’offusqua-t-il, piqué dans son orgueil. Je suis l’un des meilleurs magiciens de Canterlot, aucun sort de m’a jamais résisté et tu le sais !
-Ah bon ? Dans ce cas pourquoi trembles-tu autant ?
-Je… Je ne tremble pas ! Je…
-… à mon avis tu flippes, l’interrompit-elle en adoptant un air moqueur. Tu flippes d’échouer ce sort et de t’avouer vaincu. Tu flippes car tu es trop lâche pour aller jusqu’au bout des choses et m’éliminer…
-La ferme ! Jamais je n’aurai à en arriver là car je suis certain de réussir !
-Dans ce cas prouve-le-moi : explique la raison qui t’a poussé à nous trahir. »
Sitôt ces derniers mots prononcés, Fleur sentit avec soulagement un profond dilemme se jouer dans l’esprit de son collègue. Ce dernier devait en effet lutter contre son envie de rabattre le caquet à cette jument bien trop sûre d’elle et ne rien dire par prudence. Quelle chance, c’était exactement le genre de réaction qu’elle avait espéré ! Dès lors, il suffisait d’un peu de patience pour que l’ego de cet étalon remporte le combat et le pousse à l’erreur…
« J’ai n’ai pas beaucoup de temps à t’accorder, je vais donc te la faire courte, annonça-t-il enfin après une ultime hésitation. Il y a de cela quelques années, je dirigeais une entreprise florissante de transport ferroviaire. Tout allait bien jusqu’à ce que j’embauche un la pire fripouille qu’Equestria n’ait jamais porté : un terrestre prénommé Balkan. En l’espace de deux mois celui-ci est parvenu à couler mon entreprise, m’extorquer l’essentiel de mes économies et même vivre une aventure avec celle que je voulais épouser. Humilié, sans-le-sou, j’ai naturellement fini dans ce bureau miteux régi par Homes.
-Jusqu’ici rien d'impressionnant… railla son interlocutrice, presque amusée par sa dernière phrase.
-Veux-tu te taire ! Bref, il y a de cela environ six mois, j’ai reçu une lettre anonyme. Son auteur était selon ses dires une autre victime de l’escroc qui avait croisé ma route, préférant encore garder l’anonymat. Étant parvenu à retrouver la trace du dénommé Balkan et ayant eu vent de mon injustice, ce dernier me proposait une alliance pour lui faire payer le prix fort. J’étais sur le moment fou de joie. Enfin ma vengeance aller sonner ! Qu’importe la manière, j’étais prêt à tout pour que ce sale poney reçoive ce qui lui était dû ! »
Comprenant qu’il prenait un peu trop son récit à cœur, Jude fit une courte pause afin d’être sûr de ne pas avoir été entendu. Sans surprises, seul le silence d’une bibliothèque déserte lui répondit. « La suite tu la devines peut-être, termina-t-il un ton plus bas après s’être rapproché de son interlocutrice. Moi, je n’ai jamais voulu m’attaquer à quelqu’un d’autre que Balkan, mais mon complice m’a doublé en impliquant beaucoup plus de poneys que prévu. Je suis tenu par l’accord écrit que j’ai signé dès le départ, je n’ai pas eu d’autre choix que d’entraver l’enquête pour défendre cet assassin. Car si celui-ci se fait capturer, je tomberais forcément avec lui. Et je ne souhaite cela pour rien au monde. »
Voyant que son long monologue venait de se terminer, Fleur observa intensément le regard du poney orange. Sans grande surprise, elle y vit cachée derrière son apathie le maigre espoir qu’elle comprenne les raisons l’ayant poussé à faire tout ça. Triste infortune, la jument n’eut même pas ouvert la bouche que ce vœu s’envolait déjà.
« Jude tu es un parfait idiot, lança-t-elle sans aucune retenue. Tu crois sérieusement être le seul que la vie n’a pas gâté ? Chaque poney de notre bureau a subi des déconvenues, à commencer par moi ! Tu n’imagines pas une seconde ce qu’est la véritable humiliation, celle dans laquelle tous tes proches renient tour à tour ton existence. Celle qui te fait subir sans cesse les moqueries de tes semblables comme si tu n’étais pour eux qu’un stupide déchet. Celle qui te ferait même croire que la mort est une solution viable !
-Je connais ton histoire, pas la peine de me la répéter… l’arrêta l’autre, visiblement en proie au malaise.
-Dans ce cas contentons-nous de la tienne : pourquoi ne pas avoir sonné l’alarme dès que tu as compris ses réelles intentions ? Homes est un poney qui ne juge que sur les actes, pas sur les promesses écrites. Si tu avais été honnête avec lui, je suis sûre qu’il t’aurait immédiatement pardonné…
-Oui, sauf que maintenant c’est trop tard.
-Non ce n’est pas trop tard ! Libère-moi immédiatement, dévoile tout ce que tu sais sur ce terroriste et aide nous à l’arrêter. Personne ne sera au courant de ce qui vient de se passer ici, je t’en donne ma parole. »
D’abord certaine de lui avoir fait entendre raison, Fleur vit avec horreur son collègue afficher une expression parfaitement neutre, comme s’il ne comprenait pas les conséquences de ses actes. C’était très mauvais signe. « Pas la peine de t’échiner ainsi Fleur, dit Jude en retournant derrière son pupitre. J’ai pris ma décision et je ne reviendrais pas dessus. J’avoue ne pas être très fière, mais ce ne sont qu’une poignée de terrestres après tout... »
La jument au poil blanc n’entendit pas de réponse distincte sortir d’entre ses lèvres. Tout ce qui en jaillit sur l’instant ne fut qu’un flot d’injures expulsé aussi fort que possible. Réagissant presque aussitôt, Jude attrapa un chiffon poussiéreux et bâillonna sans retenue sa prisonnière avec. « Arrête de jouer l’égalitariste offusquée ! la sermonna-t-il tout en réglant les derniers détails de son incantation. Tu es issue d’une vieille famille, tu sais très bien que notre race a toujours été supérieure aux autres poneys. Pas la peine d’en faire une histoire ! »
Cloitrée dans le silence, Fleur combattit avec l’énergie du désespoir le sortilège qui la bloquait sur ce fauteuil. Derrière son profond désir de violence envers son adversaire, celle-ci cherchait également à se soustraire de l’enchantement qu’il était sur le point de lancer. Elle pouvait déjà sentir les premières vibrations magiques emplir l’air environnant, l’enserrant de plus en plus tel un étroit cocon. Encore quelques secondes, et tout ce qui s’était passé ces dernières heures allait être arraché par la force de sa mémoire. Est-ce que cette histoire allait vraiment se finir ainsi ? N’y avait-il pas dans ce monde un être supérieur capable de s’interposer ?
Insensibles à sa prière, les rayonnements magiques atteignirent un seuil critique, et le monde explosa autour d’elle.
***
« Allez, il ne te reste plus que dix marches à franchir ! » S’encouragea Homes en lorgnant le carré de lumière qui grossissait au-dessus de lui. Après de longues heures d’ascension particulièrement périlleuses, ce dernier avait enfin atteint le dernier étage du bâtiment. Bien que situé à une hauteur déjà vertigineuse par rapport à Cloudsdale, l’intrépide licorne devait encore monter une dernière volée de marches pour accéder au clocher, ultime bastion du terroriste.
Conséquence directe des épreuves endurées dans cette tour infernale, le moindre de ses mouvements l’assommait sous une douleur presque insupportable. Depuis la perte de sa coéquipière, Homes avait en effet enduré à maintes reprises la sournoise morsure de pièges plus dangereux que jamais. Pour n'évoquer que ses principales séquelles, son flanc avait été percé par quatre fléchettes tranquillisantes. Un simple sortilège anti-venin avait heureusement eu raison de ces sédatifs, mais pas des aiguilles encore enfoncées dans sa chair. Son talon avant droit s’était également tordu sous le poids d’une herse métallique et un énorme boulet avait arraché une bonne partie de ses poils de queue. Enfin, de nombreux bleus et autres contusions recouvraient l’essentiel de son pelage lilas.
Dans cette situation, beaucoup de poneys auraient rapidement abandonné la lutte. Toutefois l’étalon savait qu’il touchait pratiquement au but, que ces dernières marches étaient le dernier obstacle entre lui et son adversaire, que le dénouement de cette histoire se jouerait pendant leur affrontement. Malgré toute la grandeur de ce risque, il était donc inconcevable d’abandonner maintenant !
Dans un dernier effort particulièrement douloureux, Homes posa un premier sabot sur le sommet du clocher. Suspendues aux charpentes grâce à un ingénieux système de poulies, une vingtaine de cloches en bronze occupaient une grande partie de cet espace. Tout juste pouvait-il se tenir debout sans risquer de s’y heurter. Hormis les quatre principaux piliers soutenant la toiture, l’étage était dépourvu de façade et offrait donc une parfaite vision périphérique de la ville. En d’autres termes, il s’agissait du poste d’observation idéal !
Trop occupé à analyser son nouvel environnement, le nouvel arrivant ne remarqua pas tout de suite la présence d’une ombre juste au bord du gouffre. Retenant son souffle dès l’instant où il la vit, le poney cornu se dirigea vers elle avec une lenteur calculée. Par chance, ce mystérieux poney ne l’avait pas entendu arriver et continuait à guetter tout mouvement suspect en contrebas. C’était elle ! C’était la licorne responsable de toute cette machination visant à détruire le royaume ! C’était le monstre qui avait mis la vie d’un de ses semblables en péril sans le moindre remords. Il lui avait fallu beaucoup de sacrifices mais Homes était sur le point de capturer cette engeance. Était-il fier de cet exploit ? Indéniablement.
Modifiant sa trajectoire afin d’assurer ses chances de réussite, l’étalon parme remarqua un étrange objet juste à côté de sa cible. Cubique à sa base, il était pourvu d’un tube en forme de trompette pointé vers l’intérieur des cloches. Bien que parfait ignorant de l’art musical, l’agent royal apposa rapidement sur ce bijou de technologie le nom de Gramophone. Très populaire dans les fêtes entre particuliers, il permettait l’écoute de disques musicaux en échange de quelques tours de manivelle, ou -dans le cas présent- d’un peu de magie.
« C’est certainement de cette manière qu’il compte rompre les sortilèges des otages, songea Homes en levant les yeux vers le clocher. Avec ce potentiel de résonnance, toute la ville entendra à coup sûr son enregistrement ! » Alors qu’il réfléchissait au meilleur avertissement vocal pour faire paniquer une foule, une brusque gifle mentale le ramena à l’ordre. Pourquoi cherchait-il si compliqué ? N’allait-il pas régler ce problème de lui-même en mettant le terroriste hors d’état de nuire ? Bien sûr que si ! Et s’il voulait y parvenir, toute son attention devait assurément se concentrer sur ce dernier.
Reprenant sa marche furtive, l’étalon au crin bleu détailla avec rigueur sa proie. Tout de noir vêtu, son visage recouvert d’une cagoule, impossible de déterminer ne serait-ce que le sexe de cet individu. Seul son appendice frontal dénudé permettait d’avoir une vague idée de sa robe, celle-dernière devant se trouver dans les tons ocre. Avait-il déjà rencontré ce poney déviant ? Était-ce une connaissance intime ? Ce masque cachait peut-être une importante personnalité ayant joué depuis des années un double jeu, qui sait ? Mais qu’importe après tout : Homes ne jugeait que sur les actes, pas sur les titres de noblesse.
La distance qui le séparait du guetteur toujours immobile passa en dessous des vingt mètres, puis s’amenuisa progressivement jusqu’à quinze. Passé la barre de la dizaine, la licorne ralentie de manière significative, désormais quasi-certaine de remporter le combat. Alors que celle-ci savourait déjà sa victoire, un brusque flot de magie envahit l’espace.
Complètement pris au dépourvu, Homes dut se faire violence pour ne pas tourner instinctivement la tête vers l’origine de la perturbation. À en croire sa puissance et son intensité, un sort de niveau très important venait d’être lancé depuis un point éloigné de plusieurs centaines de kilomètres. Sans qu’aucun autre élément ne vienne étayer son hypothèse, l’agent de Lutte contre la Délinquance Magique comprit aussitôt qu’il se passait quelque chose de grave à Canterlot. Cette fois-ci c’était son instinct qui parlait.
Cet instant d’inattention passé, l’étalon lilas vit avec effroi le corps du terroriste s’agiter, sa tête changer de direction et son regard accrocher le sien. Pétrifiés dans leurs élans, les deux poneys s’observèrent sans broncher, la surprise étant présente aussi bien chez l’un que chez l’autre.
« Frappe le maintenant ! hurla alors une voix dans son esprit. Tu es presque imbattable aux duels de magie, tu n’en feras qu’une bouchée ! » Réagissant aussitôt à ce stimulus, Homes chargea au bout de sa corne le premier sort d’attaque qui lui vint. Un rapide coup d’œil jeté juste avant de courber l’échine lui apprit que son adversaire venait de faire de même.
« Priorité à la mission ! Tu dois avant tout assurer la survie des otages ! » Alors qu’il était sur le point de lancer son sort, l’étalon parme changea brusquement l’orientation de son tir. Il y eut un crépitement sonore, puis les deux sortilèges filèrent droit vers leurs cibles respectives, se croisant à une distance très restreinte.
Fort de son entraînement martial acquis auprès des gardes royaux, Homes savait bien qu’un bon combattant devait pouvoir se défendre tout en attaquant. Un bouclier s’était donc formé autour de lui dès le début des hostilités, le protégeant de tout type d’agression. C’était la tactique de combat la plus élaborée à ce jour, reconnue pour être imparable. Pourtant, lorsque le trait lumineux frappa la surface transparente de sa protection, l’étalon cornu eut l’impression qu’une enclume lâchée du toit d’un immeuble venait de le percuter.
Ses sabots décollèrent aussitôt du sol, et il s’ensuivit un long vol plané qui se transforma en chute libre lorsqu’il dépassa les limites du bâtiment. Tout juste avait-il eu le temps de voir le gramophone exploser sous l’effet de son propre sortilège avant d’être happé par le vide.
Homes n’eut pas le temps de fêter cette victoire qu’il dut revenir à la précarité de sa situation : ballotté en tout sens, trop déboussolé pour utiliser sa magie, il vit avec horreur la terre se rapprocher de lui à une vitesse vertigineuse. Aucune trace de Cloudsdale dans son champ de vision, le sortilège de son adversaire l’ayant expulsé bien au-delà. Après tant d’épreuves endurées, son histoire allait-elle réellement se terminer ainsi ? Écrasé dans un champ comme un vulgaire fruit trop mûr ?
En échos aux mugissements du vent qui croissaient chaque seconde, l’étalon se mit hurler aussi fort que ses poumons lui permettaient. Par colère d’avoir été vaincu de cette façon. Par dépit d’avoir failli à sa mission. Par peur d’une mort aussi imminente que douloureuse.
Après avoir jeté un dernier coup d’œil pour estimer son point d’impact, Homes ferma les yeux, résigné à ne plus jamais les rouvrir.
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