Scootaloo fut la première à se réveiller. Elle n’avait besoin ni de la lumière du soleil, ni de programmer son téléphone. Elle connaissait parfaitement son horloge interne, et savait qu’elle ouvrait les yeux tous les matins à huit heures.
Elle se redressa sur son oreiller, étirant les bras jusqu’à sentir quelque chose craquer dans ces derniers. Elle fit quelques rapides échauffements de cou, se préparant mentalement à quitter le lit. C’était ça le plus dur le matin. Combien de fois n’était-elle pas tombée dans son propre piège ! Le bon vieux “encore cinq minutes”, qui se terminait toujours deux heures plus tard, avec l’esprit vaseux, et l’emploi du temps bousillé pour la journée. Cela dit...son regard coula jusqu’à sa droite, contemplant le jeune homme endormi qui s’y trouvait. Elle n’aurait pas dit non à une grasse matinée câline. Mais elle devait rester raisonnable. Applebloom avait promis de lui arracher la tête si elle arrivait encore en retard de la semaine. Pip serait encore là ce soir.
Cherchant jusqu’au plus profond d’elle-même ce sursaut d’énergie qui lui manquait encore, elle souleva les draps, frissonna un instant sous la morsure du froid - bon sang, elle devrait vraiment penser à brancher les radiateurs la nuit ! - et jeta ses pieds au sol. Elle dut se baisser pour ramasser sa canne qui avait encore roulé à moitié sous le lit, et de sa démarche claudicante, Scootaloo s’efforça de retrouver ses vêtements dans l’appartement. Le bruit de la canne et sans doute de la lourde boucle de ceinture de jean motif tête de mort qu’elle referma, réveilla à moitié Pip, qui se retourna en grommelant des choses peu compréhensibles. Scootaloo manqua de laisser échapper un ricanement attendri. Il était du genre mignon quand il dormait, l’ancien président du conseil des étudiants. Elle alla jusqu’à lui, à la fois pour aller l’embrasser, à la fois parce que sa dernière chaussette s’était retrouvée de ce côté de la chambre, allez savoir pourquoi. La jeune femme se pencha, laissant ses lèvres effleurer le front de son amant. Juste un frôlement, de quoi garder son odeur pour la journée. Puis, ayant enfilé sa chaussette récalcitrante, Scootaloo s’en alla, sac à l’épaule, baskets sous le bras, limitant le plus possible le bruit qu’elle faisait.
Elle envoya un sms à Pip au moment où elle quittait l’immeuble, lui souhaitant une bonne journée, et en lui demandant de bien vouloir fermer derrière lui, et de laisser les clés dans la boite aux lettres.
Au dehors, la jeune femme leva les yeux au ciel, observant le soleil matinal, le sourire aux lèvres. Se mettant en chemin d’un pas joyeux, elle s’accorda même une cigarette.
Aujourd’hui serait une bonne journée.
***
Sweetie Belle fut la seconde à se réveiller. Son radio-réveil, branché sur sa station préférée, une radio qui ne diffusait que des hits résonna agréablement dans son petit studio. Elle laissa échapper un bâillement assez monstrueux, salua ses peluches qui ne quittaient toujours pas son lit malgré son âge et leur état, et tâtonna jusqu’à saisir le calendrier et en arracher une page. Elle lut mécaniquement la blague du jour (un type rentre dans un bar :
“Bonjour Monsieur le barman ! Je voudrais une blunkderkilmaskichtmeurkpaf à la menthe”.
“Une blunkderkilmaskichtmeurkpaf à quoi ?”) qui la fit sourire quand ses neurones furent assez réveillés pour la comprendre.
Elle se dirigea ensuite d’un pas traînant vers la douche, jetant son pyjama dans le panier à linge sale. L’eau était trop froide, mais elle n’avait pas le temps d’attendre que le ballon se remplisse. Bien sûr, il y avait la solution de se réveiller plus tôt, et de profiter d’une douche chaude, mais...non. Ce n’était pas si grave que ça. Et puis ça permettait de finir de se réveiller. Elle était en plein maquillage quand son estomac se rappela à elle, manquant de lui faire rater un trait d’eye-liner. Elle grommela, sachant très bien qu’elle n’avait rien de sympa à prendre en petit déjeuner ici, et n’était pas encore assez désespérée pour en venir aux nouilles instantanées à huit heures du mat. Il lui semblait qu’il restait une part de gâteau au QG, cadeau de la grand-mère d’Applebloom. En attendant, une tasse de thé tromperait son ventre un instant.
Un coup d’oeil dehors lui fit abandonner l’idée de la robe pour la combinaison classique pantalon/blazer bleu marine. Elle regrettait souvent de ne pas pouvoir se vêtir avec autant de liberté que sa grande soeur, mais elle devait être raisonnable, et admettre qu’une styliste avait plus de choix dans ses tenues qu’une privée.
Une fois parfaitement apprêtée, la jeune femme quitta son studio, filant au parking de la résidence où l’attendait sa voiture, fatiguée, mais toujours fidèle. Elle esquissa un sourire quand elle mit les informations au premier feu rouge, et sut qu’un nouvel opus de sa saga préférée allait sortir au cinéma le mois prochain. Elle se retint de pousser un cri de petite fille quand le journaliste annonça que l'acteur dont elle était amoureuse depuis l'âge de sept ans tiendrait le rôle du grand méchant, et que des photos de tournage le montrant torse nu fuitaient déjà sur Internet.
Aujourd’hui serait une bonne journée.
***
Applebloom fut la troisième à se réveiller. Pas dans les bras d’un amant, pas au son de sa musique favorite. Plutôt avec un mal de crâne terrible, la langue pâteuse, et le ventre en vrac. Elle se redressa lentement sur le canapé en skaï, sa main dégageant sa tignasse rousse de devant ses yeux. Tout autour d’elle, des canettes de bière éventrées témoignaient de la longue soirée que cela avait été pour elle.
Elle hésitait à bouger, sachant très bien qu’elle risquait d’être malade si elle faisait le moindre mouvement. Le truc de mettre une jambe par terre pendant qu’on dormait ne marchait qu’à moitié, Berry l’avait encore bien enfumée.
Son regard vitreux erra jusqu’à l’ordinateur portable encore allumé. Elle était encore tombée raide avant de l’éteindre, mais au moins cette fois, elle l’avait pas recouvert d’alcool.
Elle hésita à se récompenser par une petite bière, mais décida de passer outre. Moins par principe que parce qu’elle avait bu son dernier pack cette nuit, et qu’il n’y avait plus une goutte d’alcool au QG.
Aujourd'hui serait une journée atroce
Elle s’apprêtait à refermer les yeux, et à se rendormir quand le bruit familier d’un embout de caoutchouc tapant contre le sol se rapprocha de la pièce. L’arrivée de Scootaloo était devenue si prévisible depuis qu’elle avait cette canne, qu’elle se demandait si un sourd n’aurait pas pu la sentir.
Un bruit de clés plus tard, la porte s’ouvrait, faisant pénétrer la lumière du jour à l’intérieur, droit sur Applebloom. Elle grimaça, enfonçant la tête sous sa couverture.
_Scoot ! La lumière !
_T’as encore passé la nuit là ? lui répondit la voix de son amie. A picoler ? J’aurais presque envie d’ouvrir les rideaux en grand pour bien te cramer la gueule, histoire de t’apprendre.
_C’est bon, hein, grommela l'intéressée. Je me suis juste envoyé quelques bières. C’est pas la mort.
_Non bien sûr. On est dans le rouge de combien ce mois, tu peux me le rappeler ? Combien d’argent t’as encore claqué en alcool alors qu’il aurait pu régler le loyer ?
Applebloom ne répondit pas, parce que ça ne servait à rien de confronter directement Scootaloo quand elle était comme ça. Il valait mieux laisser couler et attendre. Sans compter que la jeune femme était un peu de mauvaise foi.
_Je te ferais dire que ces bières m’ont aidée à boucler notre dernière affaire, objecta son amie en se redressant un peu sur le sofa.
Ce n’était même pas un mensonge. Scootaloo grommela, devant bel et bien admettre que sa camarade avait raison.
C’était inexplicable, Applebloom avait beau avoir un sacré penchant pour la bouteille, l’alcool l’aidait à réfléchir, et elle avait relevé plus d’un indice sous l’effet de l’ethanol. Elle devait être la seule privée à fonctionner mieux saoule que sobre. Et le mois dernier, c’était effectivement après un pack de six que l’ancienne fermière avait confondu le coupable dans un raisonnement implacable, sous le regard médusé de Sweetie Belle et de Scootaloo.
_N’empêche AB, modéra son amie en allant jusqu’à elle et en tirant la couverture, dégageant son visage. J’aime pas te voir comme ça.
_Ça va, répondit cette dernière en remettant correctement son noeud dans ses cheveux roux. Je vais essayer de réduire. Y parait qu’ils ont de la place en désintox le mois prochain.
Toutes les deux savaient pertinemment que ça ne servirait à rien. La seule fois où Applebloom avait eu assez de volonté pour entrer en cure, elle s’était faite chasser au bout de trois semaines pour y avoir introduit de l’alcool et en vendre aux autres patients.
_Ca serait bien, ma vieille, lui répondit une Scootaloo désabusée. Ça serait bien.
_Salut les filles !
Elles tournèrent toutes deux la tête vers l'émettrice de la phrase, la plus petite des trois femmes, à la voix flutée et aux cheveux ondulés.
Sweetie Belle avait cette capacité à trouver du positif dans tout, à ignorer les coups de cafards et à aller de l’avant. C’était parfois énervant quand il y avait des soucis à traiter, mais Scootaloo n’allait pas mentir, là, elle était contente de pouvoir changer de sujet.
_Yo, lui répondit cette dernière en l’embrassant sur les deux joues. Bonne soirée ?
_Ah, pas question que je te raconte ma soirée avant que toi, tu racontes la tienne ! rétorqua Sweetie, allant jusqu’à son bureau pour y déposer son sac.
_Y a pas des masses à dire, lâcha Scootaloo dans un petit rire, déposant ses affaires sur son propre bureau. J’ai juste invité Pip à venir mater le dernier Trône de Foin à la maison, hein.
_Et alors ? demanda Applebloom, qui retrouvait une énergie que seuls les ragots amoureux semblait lui redonner.
_Baaah, faudra sûrement que je le remate, je pense avoir raté quelques scènes, gloussa l'intéressée, un peu de rouge venant colorer l’orange de sa peau.
Sweetie Belle et Applebloom échangèrent un regard complice. Scootaloo avait pas mal perdu confiance en elle depuis l’accident de moto qui l’avait laissée avec cette jambe abîmée, et elles étaient contentes de voir qu’elle reprenait du poil de la bête. Surtout qu’elle et Pip se tournaient tellement autour, déjà depuis l’époque du lycée, que de les voir sortir enfin ensemble semblait normal.
Sweetie Belle fut interrompue dans ses pensées quand son estomac se rappela à elle, par un bruyant gargouillis. Elle bredouilla une excuse, avant de foncer vers la kitchenette au fond de la pièce, fouillant le frigo à moitié vide, mettant la main sur la dernière part de tarte aux pommes.
_Va falloir qu’on refasse les courses, marmonna t-elle, la bouche pleine de pâtisserie.
_On a déjà pas assez pour le loyer, répondit Scootaloo d’une voix lasse alors qu’elle s’affalait sur sa chaise. Et on en a déjà parlé, Sweetie. Si tu veux manger ici, va falloir commencer à en ramener de chez toi.
Les temps étaient durs, elles le savaient toutes très bien. Un blanc passa.
_J’imagine que vos grandes soeurs pourraient pas filer un coup de main ?
Applebloom haussa les épaules d’un air fataliste alors qu’elle s’emparait d’un sac poubelle et commençait à ramasser les déchets dans la pièce. Les comptes de l’exploitation Apple étaient branlants depuis avant même sa naissance, et chaque sou était important. A se demander si ce n'était pas le verger qui était dans une situation financière plus compliquée que leur entreprise.
_Je peux toujours essayer de voir avec Rarity, répondit Sweetie Belle, un sourire rassurant aux lèvres.
Les deux autres privées s’échangèrent un regard. L’aînée de Sweetie avait déjà fait beaucoup pour leur boite, et quand bien même la styliste était d’une nature généreuse, elle avait sa propre affaire à faire tourner. Elles n'avaient pas à l'accabler avec leurs problèmes à elles.
_Laisse tomber, finit par répliquer Applebloom, canette éventrée en main. Y a pas de raison qu'on tienne pas quelques semaines de plus en se serrant la ceinture. On aura bien un client un jour ou l'autre. Et s'il le faut vraiment, on se reprendra des jobs alimentaires à mi temps.
Un malaise flotta dans la pièce. Au lycée, comme à peu près tous leurs camarades, elles avaient bossé comme serveuses, démarcheuses téléphonique ou caissières. Les horaires pourris, le salaire au lance-pierre et la direction anxiogène les avaient vite poussées à rendre leur démission, et à lancer au plus vite leur entreprise actuelle. Et mine de rien, depuis bientôt deux ans que la Crusader Mystery Company existait, elles avaient à peu près réussi à s'en sortir. D'accord, c'était souvent en ne mangeant que des nouilles instantanées, et en se privant de chauffage – rien qu'une double paire de chaussettes ne saurait arrêter –, mais les comptes étaient souvent propres.
Ce n'était que ces derniers mois que tout s'était complexifié : le prix des loyers avait flambé avec la crise, les affaires s'étaient raréfiées, et l’accident de Scootaloo, dont les cachets sportifs avaient toujours mis du beurre dans les épinards, n’avait rien arrangé.
_Après, déclara Sweetie Belle, ses yeux verts courant jusqu'au dossier rouge qui traînait sur la table principale, recouvert de prospectus, de factures, et de brouillons divers, on a encore les affaires suspendues.
« Affaires suspendues » était un bien joli mot pour désigner tous les cas cinglés qu'on leur refilait, du genre « ma mère a été remplacée par une alien » ou « mon frigo a été ensorcelé ». Elles avaient beau être douées pour résoudre les mystères, en particulier quand ça impliquait de la magie, la plupart du temps, ces affaires idiotes étaient remises à plus tard à jamais. Ce n'était même pas dit qu'elles couvrent leurs frais en prenant une affaire.
Scootaloo boitilla jusqu'à la table, s'appuyant à celle-ci quand elle fut à sa hauteur. De sa main libre, elle balaya le fatras sur la chemise, l'ouvrant et compulsant son contenu.
Elle serrait les dents, et marmonnait en écartant feuille sur feuille. Finalement, du pouce et de l'index, elle pinça une fiche cartonnée de couleur vive.
_Un hôtel hanté, ça vous branche ?
***
C'était étonnant de voir à quel point on était mal à trois dans une voiture prévue pour deux personnes. Applebloom, écrasée entre Sweetie derrière le volant, et Scootaloo a la place du mort, sentait ses poumons se comprimer un peu plus à chaque instant, et se demandait si elle arriverait en vie sur les lieux de l'enquête.
_Au retour, c'est toi qui passe au milieu, prévint-elle Scootaloo.
_Et ma jambe, je l'allonge où ? répondit l’estropiée en guise de défense. Y a qu'ici que j'ai un peu de place dans cette boite de conserve.
_Hé ! gronda Sweetie Belle. Si ma bagnole vous plaît pas, vous pouvez très bien y aller en bus. Que je sache, Scoot, t'as droit à 50% de réduction avec ta troisième patte !
Les deux passagères ravalèrent leurs critiques. La voiture de Sweetie était une horreur avec sa banquette défoncée par les ressorts, ses amortisseurs en état de mort clinique, et la rouille qui semblait gagner un peu plus chaque jour. Mais c'était la seule du trio à posséder un véhicule, alors elles devaient bien faire avec.
_Je maintiens que t'aurais dû acheter ce van l'an dernier, dit Applebloom. Au moins, on aurait eu de la place à l'arrière.
_C'est ça, pouffa Scootaloo, entrant dans son jeu. On l'aurait peint en bleu avec le nom de la boite en orange, et on se serait pris un chien pour aller avec. Comme toute équipe qui résout des mystères.
_Pour la millième fois, cette voiture c'est un cadeau. Hors de question que je m'en sépare avant que je sois morte.
_Tu choperas le tétanos dans pas longtemps à cause du porte-gobelet, ricana Applebloom à voix basse, persuadée que son amie ne l'entendrait pas.
Quand Sweetie roula en plein sur un nid-de-poule, lui faisant ressentir la douleur jusque dans des os alors inconnus de son corps, l'ancienne fermière se demanda si c'était un hasard ou non. Sûrement pas.
Elles roulèrent un moment jusqu'à atteindre les quartiers est. C'était l'ancienne zone industrielle de la ville, et aujourd'hui, la plupart des usines avaient fermé. Les grands bâtiments étaient laissés à l'abandon, faisant la joie des squatteurs, ou des fanas d'exploration urbaine. Sweetie tourna dans un carrefour, où derrière des grillages à poule, d'immenses terrains vagues, couleur boue, semblaient attendre à jamais leur construction.
Au bout de plusieurs minutes à rouler au milieu de rien, elles se demandèrent si elles ne s'étaient pas égarées. Mais d'après le gps téléphonique, elles étaient dans la bonne direction.
Puis elle le virent. D'abord, plus un point au bout du champ de vision qu'un véritable bâtiment. Ses formes se précisèrent quand elles se rapprochèrent. C'était une grande demeure blanche, hérissée de tours, de coupoles dorées et de vitraux. Ça évoquait plus le palais d'un conte de prince et princesse qu'un hôtel, surtout au milieu de ces terrains vagues, ceinturés d'usines en ruine. Pourtant, la devanture, en lettres ébènes, annonçait bien fièrement : IVORY PRAIRY HOTEL
_Je vais pas vous mentir les filles, c'est pas là que je passerais mes soirées, déclara Applebloom qui regretta de ne pas avoir pris sa flasque avec elle.
_J'admets que c'est...flippant, répondit Scootaloo qui scrutait les fenêtres, déjà persuadée de voir un fantôme en jaillir.
_Un peu de nerf ! s'exclama Sweetie Belle en coupant le contact et en mettant le frein à main. On a affronté bien pire qu'un hôtel tout blanc je vous ferais dire.
_J'admets que le truc qui bouffait les chèvres était sympa dans son genre, répondit son amie en ouvrant la portière, s'appuyant sur sa canne pour sortir du véhicule.
_Le chupacabra, se sentie obligée de préciser Applebloom, l'imitant avant de s'étirer pour détendre ses muscles endoloris. Faudrait d'ailleurs changer le nom, vu qu'il mange pas que des biquettes.
_Moi c'était l'arbre cannibale que j'avais pas vraiment adoré, répondit Sweetie fermant la voiture à clé derrière elle.
_Tu sais pas apprécier les bienfaits de la nature, lui lança Applebloom sur un ton pince-sans-rire.
_Pas quand elle me bousille une veste à 300 bits, non.
_Tu t'attaches trop au matériel ma vieille, annonça Scootaloo, prenant la tête de la marche.
_Dixit celle qui nous a trouvé cette affaire à 5000 bits.
_Y a pas de petit profit, dit-elle en poussant la porte d'entrée.
Le hall de l'Ivory n'était semblable en rien à son extérieur. Là où les murs du dehors étaient blancs comme neige, au dedans, ils étaient sombres, veinés de gris. Le métal des rambardes du premier étage était couleur bronze, se mariant plutôt bien avec le tapis rouges sang, et les lambris de bois clair. De la poussière dansait dans la lumière, chatouillant le nez des enquêtrices.
A droite de l'entrée, le bureau du réceptionniste était vide, des dizaines et des dizaines de clés pendant à leurs crochets. Les trois amies notèrent que le bureau se prolongeait en zinc, avec niches à alcool, tabourets de bar et cendriers.
_Déco vieillotte et flippante, personne derrière le bar, mais bouteilles remplies à ras-bord...énuméra Applebloom. Si vous voyez des jumelles à l'étage qui se tiennent par la main, ou du sang qui coule de l'ascenseur, je vous préviens, on se barre.
_Douée comme t'es t'irais te jeter droit dans le labyrinthe, lui lança Scootaloo, s'approchant de la sonnette de la réception et la pressant du plat de la main.
Un ding tout à fait singulier retentit dans tout le hall, se répercutant loin dans les hauteurs. L'établissement devait vraiment être grand.
_Monsieur Braun ? appela la jeune femme à haute voix, rappuyant sur la sonnette. La Crusader Mystery Company...les CMC...nous sommes là ! On vous a appelé ce matin pour vous dire qu'on passait ?
Tel un diable jaillissant d'une boite à ressort, une tête dépassa de la rambarde, révélant un homme d'une trentaine d'années, oreille collée au téléphone qui leur fit un signe de la main.
_Oui ! Je suis là haut. Vous voulez bien me rejoindre ? Le réseau passe mal dans l'hôtel, et je suis au téléphone.
Les enquétrices s'éxécutèrent. Elles marchèrent droit devant elles, traversant le hall, passant devant des fauteuils de velours inoccupés, avant de gravir un escalier métallique.
L'étage était à l'image du reste du hall, mais semblait très nettement en cours de réalisation : certains murs étaient encore nus, attendant leurs lambris, et elles virent plusieurs rouleaux de moquette encore emballés stockés dans un coin. Il leur semblait même que la dernière couche de peinture manquait ici et là.
Braun était un petit bonhomme nerveux, au bronzage artificiel, et aux cheveux couleur épinard. Il était toujours plongé dans sa discussion téléphonique quand les trois amies arrivèrent jusqu'à lui.
_Oui, disait-il d'un ton exaspéré, je sais. Mais ce n'est pas comme si on avait le choix pas vrai ? Débloque moi ce pognon, ou on pourra rien faire. Et le souci de l'hôtel, justement, les dames qui doivent s'en occuper viennent d'arriver. Je te laisse.
Il raccrocha sans mettre plus de forme avant de se fendre en avant et de tendre le bras.
_Jacket Braun, se présenta t-il en serrant la main de Sweetie Belle qui fut la première à tendre la sienne. Vous devez être Sweetie Bol, c'est vous que j'ai eu au téléphone ?
_Belle, corrigea gentiment cette dernière. Et oui c'est moi. Voici Scootaloo et Applebloom, mes associées.
Braun les salua également, avec un petit temps de retard. Sans doute était-il surpris de voir que les trois partenaires ne partageaient aucun gout vestimentaire, entre le formalisme de Sweetie Belle, le style punk de Scootaloo, et le laisser-aller global d'Applebloom.
_Je vous voyais plus âgées que ça sur vos affiches.
_On passe mieux au naturel à ce qui parait, dit pieusement Applebloom, préférant taire le fait qu'elles s'étaient vieillies par ordinateur sur leurs publicités pour gagner en crédibilité.
_C'est un sacré hôtel que vous avez là, lança Scootaloo pour se dépêcher d'enchainer, embrassant le grand hall d'un mouvement de canne.
_L'Ivory est un morceau d'histoire de la ville, répondit Braun d'un ton un peu poétique. Mais je vous en prie, je ne vais pas vous obliger à rester debout. Mon bureau est juste là.
En guise de bureau, c'était plus la salle de travail d'un chef de chantier, avec des plans bleus dispersés un peu partout, des crayons dans tous les coins, et une machine à café qui semblait tourner à plein régime. Braun les installa sur trois chaises, leur offrit à boire et prit place derrière son bureau, gardant sa propre tasse en main.
_Je vais aller droit au but : j'ai racheté ce vieil hôtel il y a deux ans, pour le retaper un peu, le moderniser et le transformer en résidence chic.
_Vous pensez avoir beaucoup de locataires au milieu de ces terrains vagues ? demanda honnêtement Applebloom, qui trouvait que son café manquait décidément de bourbon.
_Les prix explosent en centre ville, alors les gens rachètent massivement dans les quartiers pauvres. Ils viennent là, s'installer avec leur petite famille, leur chien, faire du vélo, et aller à l'épicerie bio. Les premiers salons de thé se sont installés aux anciennes usines sidérurgiques, et y font déjà salle pleine.
_Les bobos débarquent quoi, résuma Scootaloo entre deux gorgées de liquide noir.
_Ils n'aimeraient probablement pas être appelés comme ça, mais oui, sourit Braun. C'est la vague immobilière des années à venir, et je veux en être. Sauf que j'ai un problème. Il y a quelque chose de pas net dans cet hôtel. On m'a parlé de rumeurs au moment où j'ai signé. Je n'ai pas écouté bien sûr. Je suis quelqu'un de rationnel, et mis à part deux trois squatteurs, je ne vois pas qui pourrait avoir envie de zoner dans un hôtel désaffecté.
Les mains du propriétaire se serrèrent un peu plus autour de sa tasse.
_,Mais...je dois bien reconnaitre qu'il y a eu des incidents. Des ouvriers ont entendu des voix, certains m'assurent avoir vu des formes bouger, ou des objets se déplacer. Un a littéralement été poussé dans les escaliers alors qu'il était seul, il a manqué de se rompre le cou.
_Vous avez été témoin vous-même d'évènements étranges ? questionna Sweetie Belle, les mains poliment posées sur son pantalon-tailleur.
_Un soir, alors que j'allais au 4e étage pour vérifier quelque chose sur le plan. Je suis rentré dans l'ascenseur, j'ai appuyé sur le bouton du 4e et...quand les portes se sont ouvertes, j'ai découvert un mur de briques. Au sens propre, on avait muré la sortie de l'ascenseur. J'étais sûr que c'était une mauvaise blague des maçons, mais le ciment était complètement sec, et les briques usées. Comme si c'était vraiment un vieux mur. Je suis redescendu au 3e pour prendre l'escalier, et voir de l'autre côté...
_Et là, le mur avait disparu, devina Applebloom.
Braun acquiesça.
_C'est ce qui m'a décidé à vous contacter, y a trois mois de ça. Je suis d'ailleurs surpris que vous soyez ici maintenant. Comme vous ne m'aviez pas répondu, je pensais que l'affaire ne vous intéressait pas.
_Nous chassons le paranormal, nous sommes intéréssées par les affaires de tous nos clients, dit Sweetie Belle, esquivant avec brio les sables mouvants. Mais nous sommes ainsi très chargées par notre emploi du temps.
Et surtout fauchées, pensa Applebloom.
_Concrètement, vous voulez qu'on vérifie votre hôtel, qu'on regarde si on trouve pas une bestiole maléfique, et qu'on lui botte les fesses si c'est le cas ? questionna Scootaloo.
_Je veux que les évènements cessent, peu importe à quoi ils sont dus. Même si c'est une histoire idiote avec un méchant qui actionne des poulies et des passages secrets comme dans un dessin animé, je veux que vous mettiez la main dessus.
_Vous savez que dans ce genre de dessin animé, c'est toujours le propriétaire le coupable ? plaisanta Applebloom.
L'humour de l'ancienne fermière fit sourire Braun.
_Si c'était aussi simple, je me serais arrêté moi-même il y a longtemps, rit-il.
Il ouvrit un tiroir de son bureau, en tirant un carnet de chèques. Il en remplit rapidement un, le signa et le tendit aux enquêtrices.
_10% de la somme d'avance. Et vos frais sont à ma charge pendant la durée de l'enquête, c'est ça ?
_C'est ça, confirma Applebloom, s'emparant du bout de papier. Mais ne vous inquiétez pas, je ne peux légalement pas rentrer mon whisky en frais de bouche.
Braun et la jeune fille éclatèrent de rire, sous l'oeil dubitatif des deux autres, qui doutaient que l'ancienne fermière ait réellement fait du second degré.
Le propriétaire leur montra un plan de l'hôtel. Ce dernier s'étendait sur quatre étages, et hormis le premier, où ils se trouvaient en ce moment, le reste de la structure avait subi des travaux.
Il leur confia aussi un jeu de clés qui devait ouvrir jusqu'à la dernière porte du bâtiment.
Braun ayant un dernier coup de fil à passer, il les libéra, les jeunes femmes proposant de revenir immédiatement avec leurs appareils de mesure, et leur ordinateur.
Redescendant le grand escalier, Applebloom glissa à l'oreille de Sweetie Belle :
_On “chasse le paranormal” maintenant ?
La jeune femme aux cheveux bouclés haussa les épaules.
_Tu peux pas nier que depuis qu'on fait ce métier, on enchaine pas les cryptides et les trucs bizarres.
_C'est de la magie Sweet', dit Scootaloo, se joignant à la conversation. Y a des histoires d'énergie. On peut la mesurer, l'étudier, comprendre comment ça marche. C'est pas de la chasse aux fantômes, ou je sais pas quoi. A ce compte là, le premier clampin venu avec sa caméra infrarouge peut faire notre boulot.
_Sauf que nous, contra son amie, un, c'est pas du chiqué, deux, on est capables de survivre si on tombe face à des affreux. Vous vous rappelez du lézard dans le lac ?
_Brr, fit Appleblom, frissonnante rien que de repenser à ce monstre. J'ai pas pu m'approcher d'une baignoire pendant un mois après cette affaire.
_L'odeur sur le canapé du QG nous le rappelle tous les jours, lança Scootaloo avec un clin d'oeil, glissant une cigarette entre ses lèvres.
_Fous toi de ma gueule, lança la rousse, faisant un détour par le bar pour chiper une petite bouteille de vodka. N'empêche que c'est toi qui monte au milieu pour le retour.
_C'est mort ! Je garde ma place. Je passerais au milieu quand on aura pris les instruments et qu'on revient ici.
_Je te laisse faire ça, je meurs broyée entre ici et le QG, et t'auras la place passager de toute façon.
_Sinon, proposa Sweetie Belle d'un ton badin, une de vous peut conduire aussi hein. J'aimerais bien voir le paysage pour une fois.
_J'ai une jambe en moins, je peux pas appuyer sur les pédales, se défendit Scootaloo, exhibant l'objet de sa défense.
_Tu sortais à peine de l'hôpital que t'étais remontée sur une moto pour je sais plus quel derby.
_C'est pas pareil ! Une moto, ça se conduit avec les mains. Et je te signale qu'ils m'avaient disqualifiée au final.
_C'est souvent ce qui se passe quand t'essayes de participer à une course avec une jambe dans le plâtre. Et toi Applebloom ? C'est quoi ton excuse pour pas conduire ?
_Je suis déjà à deux grammes, dit-elle, agitant la flasque vide sous le nez de sa collègue.
Sweetie Belle étouffa un juron. Bon, tant pis pour elle. Et tant pis pour ses amies.
A l'aller, elle avait justement repéré quelques nids de poule pour tester ses amortisseurs.
***
En début de soirée, Sweetie Belle arrêta la voiture devant l'imposant Ivory Prairy Hotel, dont l'ombre se détachait longuement sur l'asphalte noire. Le soleil couchant nimbait d'orange l'horizon, et les nuages se teintaient de rose.
_Vous êtes chiantes, maugréa Applebloom en sortant la première. On a perdu un temps fou à cause de vous.
_Genre s'arrêter cinq minutes pour le super special du mardi, c'est être chiantes ? rétorqua Scootaloo, s'extrayant de la voiture avec un peu de mal.
_Votre match a duré deux heures, grommela la rousse, lui tendant la main pour l'aider à ficher sa canne au sol. Et il a aussi fallu que vous vous fassiez livrer des pizzas.
_On allait pas soutenir le Milmane AC sans double pepperoni, assura Sweetie Belle, qui sirotait encore un énorme soda au cola. Et on dit quelque chose nous, quand tu regardes tes courses de chevaux ?
_La Course des Feuilles de l'Automne c'est qu'une fois par an, objecta l'intéressée. Et j'évite de faire ça au milieu d'une enquête.
_Relax, lui ordonna Scootaloo, se saisissant d'un lourd sac à dos dans le coffre. On a toute la nuit pour rattraper notre retard. Et puis “frais illimités”, ça veut bien dire ce que ça veut dire, non ?
_Braun va faire la gueule si on passe tout son fric dans des pizzas, prévint Applebloom.
_C'est pour ça qu'aux yeux de la compta, ça rentre dans la catégorie “annexe”, rit doucement Sweetie Belle. On y avait bien collé le pc là dedans.
_De base, rappela Scootaloo d'un ton exagérément sérieux, c'est un ordi de travail.
_Et c'est pour ça qu'on fera jamais l'erreur de vérifier l'historique d'Applebloom. Allez ! lança la plus petite du trio. On a un esprit frappeur à trouver.
Dans la semi-obscurité, l'ambiance déjà sinistre du hall devenait carrément glauque. Les murs sombres semblaient se rapprocher dès qu'on les quittait des yeux, et les derniers rayons de soleil donnaient l'impression de mourir de seconde en seconde.
_Vérification des talkies, ordonna Scootaloo en jetant deux appareils à ses amies. On reste toutes branchées sur le canal quatre. La première qui s'éloigne, même pour faire pipi, elle prévient.
_C'est tellement has been, se plaignit Sweetie Belle en vérifiant l'état des piles. Un portable, c'est quand même plus pratique.
_T'as entendu Braun, non ? lança Applebloom, déjà affairée près du bar. Y a un sale réseau dans tout le bâtiment, les téléphones passent super mal. Vu la gueule du truc, ça doit être bourré de plomb.
_Génial, ironisa Scootaloo, je mourrais d'envie de claquer nos 5000 bits en traitement contre le cancer.
_Le plomb ne donne pas le cancer, il donne le saturnisme, répondit Sweetie Belle d'un ton qui montrait clairement qu'elle passait à côté de la blague de son amie. Mais faut y être exposé longtemps. A moins que tu décides de manger toute la tuyauterie de l'hôtel ce soir, je pense qu'on s'en sortira.
Le regard entre Scootaloo et Applebloom, quoique à demi masqué par l'obscurité tombante, portait en lui toute la tristesse du monde.
_Où est-ce qu'on installe le camp ? demanda l'ancienne fermière, soucieuse de changer de sujet au plus vite.
Comme si elle n'avait attendu que cette question, Scootaloo sortit du sac un plan du bâtiment, et le déroula sur le sol, l'éclairant de sa lampe électrique. Ses amies s'approchèrent, surprises.
_Braun t'a filé ça tout à l'heure ?
_J'ai emprunté ça tout à l'heure dans le bureau de Braun, nuança la boiteuse.
_T'as encore piqué un truc à un client ? s'exclama Sweetie Belle d'un air boudeur, poings sur les hanches.
_Hého. D'une, on va en avoir besoin pour toute cette enquête, de deux, je suis sûre qu'il a encore dix plans de l'hôtel chez lui, et de trois, je remets ce truc à sa place à la seconde où on sort de là. Juré.
Sweetie Belle fit la moue. Si elle devait bien reconnaître que les talents de pickpocket de Scootaloo s'étaient révélés utiles dans le passé, ça restait mal de voler. Elle avait toujours un peu de mal avec la barrière de la loi que ses amies passaient allègrement, souvent plus par jeu que par réelle volonté de nuire.
_La suite du troisième m'a l'air pas trop mal, annonça Applebloom. Elle est à un étage où les chambres sont sous tension, et y a une prise téléphonique, donc on pourra brancher notre matériel. La plomberie est en état de marche, ça nous fait un point d'eau pour nos gourdes.
_Et c'est un lit king's size, observa attentivement Scootaloo.
_Plus un minibar, poursuivit Applebloom.
_Bon ben va pour la suite 312. Ça te va, Sweet' ?
L'intéressée haussa les épaules, l'air de dire “si ça vous fait plaisir”.
C'était sûrement bizarre pour celle qui ne rêvait que de paillettes et de dorures, mais son goût du luxe quittait Sweetie Belle dès qu'elle était en enquête. Elle pouvait bien dormir sur un carton taché d'urine au fond d'une ruelle, si elle avait en elle le frisson de l'aventure et la pointe de l'excitation qui venait avec le danger, elle était contente. Quelque part, c'était le contraire de ses meilleures amies, qui se contentaient de peu au jour le jour, mais qui sautaient sur l'occasion, à chaque enquête, d'en profiter jusqu'au bout et de changer leur quotidien.
Estimant l'affaire débattue, le trio se mit en route. Le silence était oppressant, uniquement brisé par le rythme monotone de l'embout de la canne de Scootaloo contre le sol. Le vent s'était mis à souffler fort au dehors, et on en percevait les rafales derrière les vitres du grand hall. Applebloom, armée de la lampe-torche, ouvrait la marche. Elles parvinrent sans histoire jusqu'aux cages d'ascenseur, dont elles pressèrent le bouton d'appel. Le tour de la pastille s'illumina de vert tandis qu'on entendait le mécanisme se mettre en marche.
_Ça va aller AB ? s'enquit son amie.
Ce n'était un secret pour personne que la rousse avait grandi à la campagne, avec l'amour des grands espaces chevillé au corps. Sans qu'on puisse dire qu'elle était claustrophobe, elle n'aimait pas vraiment les endroits confinés.
_Je tiendrai, assura t-elle, s'envoyant une lampée d'alcool.
Les portes s'ouvrirent, révélant un ascenseur étroit, au miroir fendu. Du plâtre avait été renversé au sol, et une odeur de cuivre flottait dans l'air. Avec une boule dans le ventre qu'elle refusait d'avouer, Applebloom envoya l'engin au troisième étage.
Malgré ses craintes initiales, tout se passa bien. Il n'y eut qu'entre le premier et le second étage, quand quelque chose grinça dans le mécanisme de montée de l'appareil qu'elle sursauta et s'accrocha instinctivement à l'épaule de Sweetie Belle. Elle se serait attendue à une pique de la part de ses amies, mais ses camarades se tinrent silencieuses.
Le troisième étage était quasi remis à neuf. Sa moquette était propre, son papier peint fraîchement posé. On avait même changé les plaques d'identification des chambres. Aidées par une signalétique facile à lire, les privées ne furent pas longues à trouver la suite 312 et à l'ouvrir avec leur passe.
Elles découvrirent avec surprise que Braun semblait vouloir donner un thème particulier à chaque chambre de luxe de l'hôtel. La 312 était encore recouverte de bâches plastiques, pour empêcher la poussière de s'y accumuler, mais on distinguait clairement les tons boisés, et l'abondance de trompe-l'oeil forestiers. Il y avait même une fausse cascade incrustée dans le mur.
_La vache, commenta Sweetie Belle d'un air impressionné. C'est la suite Fluttershy ici, ou quoi ?
_Ca manque d'ours, observa prosaïquement Applebloom en allant dégager les prises électriques.
Scootaloo se dépêcha d'y brancher leur PC portable. Quelques clics plus tard, le logiciel de streaming se lançait, relié aux petites caméras portatives du groupe. Elles avaient découvert, à la dure, pour leur première affaire que les gens avaient toujours besoin de preuves et que bizarrement, celles qui étaient le mieux acceptées par le public étaient des vidéos. Dans l'absolu, ça ne servait pas à grand chose si vous aviez un diable de jersey aux fesses, mais si on parvenait à s'en sortir, ça faisait toujours de la pub, des vues, et parfois un peu d'argent.
_Bonjour ! annonça gaiement Sweetie Belle face caméra. Nous sommes le trois mai, il est 21h30, c'est la Crusader Mystery Company, et ce soir, on enquête dans l'Ivory Prairie Hotel. Au menu cette nuit, esprit frappeur, fantôme et poltergeist. Enfin, on espère. A tout de suite, restez branchés !
_”Restez branchés” ? questionna Scootaloo qui jetait leurs affaires sur le grand lit et qui s'équipait de sa propre caméra. T'as rien de plus naze comme phrase d'accroche ?
_Tu préfères “yo tout le monde, c'est Scootaloo” ? pouffa Applebloom qui troquait ses bottes usées jusqu'à la corde pour de confortables chaussures de marche.
_On est pas obligées de parler de la fois où vous m'aviez collé à la présentation. Je vous avais prévenues en plus que j'étais nulle.
_T'inquiètes, la rassura Sweetie Belle, plus personne n'y pense à cette fois là.
_Sauf quand on la remet dans le bétisier, rit Applebloom.
_On redevient sérieuses deux minutes ? demanda Scootaloo, jetant en main de ses amies deux petits appareils en forme de poudrier.
Ces détecteurs leur avaient été offerts par Twilight Sparkle. Basés sur le modèle de celui qu'elle avait fabriqué voici plusieurs années, avant les évènements des Jeux de l'Amitié, ils fonctionnaient peu ou prou de la même manière, des sonars qui envoyaient des signaux à 360 degrés autour d'eux. Si une activité magique avait lieu à proximité, elle renvoyait un signal proche, et permettait au porteur de l'objet de la localiser. Ils avaient toutefois une différence notable avec leur modèle originel : ils se bornaient à repérer la magie, sans l'absorber.
Ils ne créeaient pas non plus des trous de ver vers d'autres dimensions. Les trois amies n'en avaient pas encore la preuve, mais elles étaient persuadées que c'était au moment où les portails s'étaient ouverts que des cryptides en avaient profité pour faire leur nid ici et là.
Twilight et Sunset Shimmer s'affairaient à trouver une solution, d'après ce que les scientifiques avaient affirmé aux jeunes femmes quand elles passaient les saluer à leur laboratoire.
_J'ai toujours été sérieuse, affirma Applebloom, ses doigts se refermant sur la crosse d'un gros pistolet en plastique.
De loin, l'arme pouvait faire penser à un jouet, et jusqu'aux modifications apportées par Scootaloo la bricoleuse, ça a en avait été bien un. Désormais, une pression sur la détente libérait une charge électrique assez puissante pour assommer un boeuf. Une enquête précédente leur avait enseigné que les ectoplasmes n'étaient pas friands de ce genre d'expérience.
_Oublie pas que t'as que trois charges, lui fit remarquer Scootaloo d'un ton docte.
_Merci maman de me rappeler comment respirer, grommela Applebloom, quittant la suite à grandes enjambées, yeux rivés sur son détecteur.
Les deux amies restantes partagèrent un soupir. Applebloom n'était pas toujours facile à vivre. Dans l'absolu, elles savaient bien que c'était le problème de tout travail en équipe, arriver à combiner les énergies en supportant les manies et les défauts des autres. Mais l'ancienne fermière était quand même un sacré morceau à avaler.
Plus loin, pistolet fermement bloqué dans la main, la rousse progressait à petits pas. Elle s'en voulait un peu d'avoir répondu aussi méchamment à Scootaloo, mais c'était de sa faute aussi, à toujours vouloir tout régenter. Applebloom était bien assez grande pour se débrouiller toute seule. D'ailleurs, à la base, qui avait eu l'idée du club, si c'était pas elle ? Scootaloo croyait même pas aux cryptides avant qu'un ours nandi n'essaye de lui croquer les fesses. Et Sweetie...elle était gentille, mais des fois, elle était vraiment gamine. Non, plus Applebloom retournait les faits dans tous les sens plus elle se disait que tout ça finirait mal. Elles n'étaient tout simplement plus sur la même longueur d'onde. C'était peut-être pas plus mal que Scootaloo se soit mise avec Pip. Avec un peu de chance, elle se poserait pour de bon, et quitterait le groupe. Un genre de rupture en douceur. Avec la boiteuse hors du tableau, Applebloom était à peu près sûre que Sweetie Belle serait pas longue à dégager à son tour. Ça la laisserait seule, plongée dans ce qu'elle savait le mieux faire : combattre le mal. Oh, pour les deux autres, ça pouvait bien être un genre de hobby, voire une profession. Mais Applebloom ne se mentait pas. Elle était la seule pour qui c'était une vocation.
Le mal existait. On pouvait lui donner les origines qu'on voulait dans n'importe quel livre de n'importe quelle religion, en appeler aux prêtres et à tout ça, ça ne changeait rien à la conclusion. Quelqu'un devait bien être là pour se taper le sale boulot, et botter l'arrière-train des monstres baveux qui s'étaient trompés de dimension. Applebloom le faisait, et peu importait si ça la rongeait la nuit, le matin quand elle se réveillait, quand elle se trainait sous la douche, quand elle mangeait, quand elle buvait, comme une noirceur qui fusionnait avec elle partout et tout le temps. Peu importait si le seul moyen qu'elle avait trouvé pour éteindre cette noirceur, c'était s'assommer d'alcool, et couper les ponts avec sa famille.
Applebloom menait une guerre; elle était au front, et servait en première ligne. Ce n'était ni bien, ni mal, ni juste, ni injuste. C'était comme ça. Applebloom avait fini par l'accepter, et elle espérait que ses amies l'accepteraient aussi. Ça simplifierait les choses pour tout le monde. Mais pour le moment...
Son détecteur se mit à vibrer et à clignoter, l'attirant dans l'aile est de l'étage. Les signaux se renforcèrent alors qu'elle arrivait devant une grande double porte, dont la plaque de cuivre, flambant neuve, annonçait “salle de bal”.
Elle poussa le bouton de son talkie et signala qu'elle s'apprêtait à entrer.
_Bien reçu, lui confirma la voix flutée de Sweetie Belle. Attends deux secondes, j'arrive pour te filer un coup de main.
_Négatif, répondit l'ancienne fermière en faisant doucement coulisser la porte, jetant un oeil pour voir si l'on distinguait quelque chose à l'intérieur. Scoot garde le QG et toi tu surveilles ton détecteur. Si ça se trouve, y a rien de plus que quelques résidus là dedans.
_Mais...
_C'est pas négociable. Applebloom, terminé.
Elle conclut sa phrase en relâchant le bouton d'activation. La salle de bal avait l'air déserte. Elle prit le temps d'observer le plus possible avant d'ouvrir davantage la porte, et d'entrer dans la pièce. Le faisceau de sa lampe torche éclairait vivement devant elle. Elle découvrait un parquet stratifié, et des fresques murales colorées, qui montraient des gens en train de danser. Ce qui, dans une salle dédiée à cet effet, était finalement plutôt logique.
Applebloom avait jamais été une mordue de danse. Quand elles étaient au lycée, Scootaloo avait bien essayé de l'entrainer en boite de nuit deux ou trois fois, mais ça n'avait jamais été très concluant. Pour la rouquine, un endroit où de jeunes adultes venaient secouer leur arrière train sur de la musique immonde, le tout sous une lumière qui coûtait trois dixièmes si on avait le malheur d'ouvrir les yeux...sans parler des mâles en rut qui surpeuplaient les clubs. Non merci. Applebloom avait d'autres moyens de se détendre. Et pas qu'avec une bouteille de bourbon, n'en déplaise aux mauvaises langues. Cela dit, elle devait bien avouer que sa langue commençait à devenir sèche. Elle s'offrirait une petite rasade quand elle en aurait terminé ici.
Le détecteur continuait à s'affoler, mais rien ne prenait forme sous les yeux d'Applebloom. Pas de spectre, pas de guéridon qui danse...elle se serait au moins attendue à ce que les fresques la suivent du regard, mais rien ! C'était décevant.
Elle tournait les talons pour s'en aller quand la double porte se referma en claquant si fort, qu'Applebloom manqua de lui envoyer une décharge réflexe. Sa lampe s'éteignit, les vitres se mirent à trembler, et le parquet à vibrer. Ses doigts se crispant un peu plus sur la crosse de son arme, elle laissa échapper un sourire.
***
Sweetie Belle n'était pas rassurée. Principalement parce qu'Applebloom avait refusé sa proposition d'aide. Bien qu'elle ne l'aurait jamais formulé ainsi, c'était plus pour elle-même que pour son amie qu'elle avait voulu la rejoindre dans la salle de bal.
Sweetie n'était pas une trouillarde, mais il y avait certaines choses qu'elle n'aimait pas. Explorer seule l'aile ouest d'un hôtel hanté par exemple, avec pour seule arme une arme électrique dont elle ne savait même pas si elle serait efficace. D'accord, les fantômes n'étaient pas des grands amateurs de ce genre de traitement, mais qui leur disait que c'étaient des spectres qui hantaient l'hôtel ? Le bâtiment pouvait très bien être possédé. Et dans ce cas, bonne chance pour électrocuter une baignoire qui fonçait sur vous avec ses cent kilos de fonte toute mouillée ! Sweetie marqua une pause. L'expression était-elle juste ? Après tout, l'eau était dans le bassin, et une baignoire attaquait avec l'extérieur de celui-ci, rebord en avant, comme une lance. A moins qu'elle ne soit brisée. Mais dans ce cas, ce n'était plus vraiment une baignoire. C'était plus des débris métalliques divers...
L'activation brutale de son appareil la tira hors de ses pensées thermales. Le sonar lui indiquait une activité magique à quelques portes d'elle. Elle déglutit, sentant ses doigts moites glisser contre le plastique de son arme.
_Les filles ? J'ai quelque chose dans l'aile ouest.
Elle n'eut que des parasites comme réponse. Elle émit une nouvelle fois.
_Sweetie Belle à QG, Scoot, tu me reçois ? Applebloom, t'es là ?
Encore une fois, le silence. Elle prit soin de vérifier qu'elle ne s'était pas trompée de fréquence, comme pendant la navreuse affaire des jackalopes, mais elle avait bien émis en canal quatre. Et les piles étaient encore bonnes, elle avait contrôlé elle même en entrant dans l'hôtel.
Bon. Pas de panique. Sweetie Belle s'assura d'inspirer, et d'expirer profondément. Il suffisait juste de faire demi tour, de retourner à la suite 312 et de voir la suite des évènements avec Scootaloo. Avec un peu de chance, Applebloom serait même revenue, et elles pourraient retourner ici ensemble.
Gardant son arme plaquée contre son coeur, Sweetie Belle fit volte face sans attendre.
Elle marcha dans le couloir, constatant avec plaisir les chiffres des chambres diminuer au fur et à mesure pour se rapprocher de 300. Le camp n'était plus très loin.
Elle savait bien qu'elle devait s'endurcir, et paradoxalement qu'elle avait déjà eu affaire à des adversaires pas piqués des vers.
Mais c'était ainsi : le calamar géant dans le grand lac de la ville, lui avait donné des cauchemars pendant deux mois, quand bien même elles l'avaient transformé en carpaccio.
Il n'y avait qu'aux côtés de ses amies qu'elle était capable d'affronter les pires démons sans remettre son brushing en place. Mais toute seule, elle redevenait cette petite fille terrorisée par le noir, qui rampait jusqu'au lit de sa grande soeur pour s'endormir entre ses bras rassurants.
Elle se demandait ce que faisait Rarity en ce moment. On avait beau approcher de minuit, ce n'était pas dit que la styliste dorme du sommeil du juste. Sa soeur était capable de travailler jusqu'aux premières lueurs du matin, pour peu qu'une commande l'inspire particulièrement. Rarity était exemplaire. Un roc, un phare dans le brouillard. Un véritable modèle pour Sweetie Belle. C'était en grandissant qu'elle avait finalement compris à quel point la styliste était importante pour elle. Elle avait presque du mépris pour les crises de jalousie infantiles qu'elle avait poussées quand elle était haute comme trois pommes. Rarity était la personne la plus bonne au monde, et Sweetie ne rêvait que de la rendre fière. Le jour où elles boucleraient une grosse affaire, une vraie, et qu'elles toucheraient un joli paquet d'argent, Sweetie emmènerait sa grande soeur faire les boutiques. Les plus belles, les tailleurs les plus chics du pays. Et elle ne regarderait pas à la dépense. Rarity méritait le meilleur, parce qu'elle était la meilleure.
Stoppant là sa rêverie, l'oeil de Sweetie Belle accrocha le numéro de la chambre la plus proche.
Ho. Comme un ordinateur venant de planter, Sweetie s'arrêta au beau milieu du couloir. Il n'y avait pas d'erreur, elle avait bien sous les yeux le nombre 404. Il y avait un souci.
Une plaque de sueur se forma sur son front alors que quelque chose se mit à grogner derrière elle, à quelques mètres de distance. Retirant ses escarpins d'un vigoureux coup de cheville, Sweetie Belle se mit à cavaler droit devant.
***
Scootaloo s'ennuyait. Garder le QG pendant les explorations, c'était clairement le plus barbant. Rien à faire, juste à surveiller que les appareils tournaient bien et que les copines tombaient pas sur une plante carnivore au détour d'un couloir. Et elle ne pouvait même pas utiliser l'ordinateur pour surfer sur Internet, le soir de la compet' nationale de BMX. Tss.
Elle se laissa tomber sur le lit sans aucune grâce. Elle avait passé cinq minutes à en essayer les ressorts, en sautant dessus comme une gamine de six ans, mais ça aussi ça avait ses limites.
Elle ferma les yeux et se laissa aller à rêvasser. Scootaloo aurait bien aimé avoir Pip avec elle dans cette chambre d'hôtel, allongé à ses côtés.
Juste le tenir dans ses bras, passer ses mains sur son visage, effleurer de la pulpe de ses doigts ses taches de vin.
Si elle prenait un peu de recul, elle devait bien admettre qu'elle était mordue depuis un bout de temps. Aucun autre garçon ne lui avait fait cet effet là. Elle avait déjà eu des aventures, dont avec des mecs qu'elle appréciait vraiment, mais c'était autre chose. Un peu comme passer de l'eau à un soda glacé. Les deux désaltéraient, mais y en avait qu'un qui piquait sur la langue. Un seul qui débordait de vie.
C'était marrant quand même. Pip avait tout d'un gentil garçon, le genre boyscout : il bossait même dans une ONG. Elle se demandait bien ce qu'il pouvait lui trouver à elle, la petite punk à la jambe bousillée.
Quand elle avait eu son accident de moto, et qu'au tout début, on lui avait annoncé que la colonne s'était pris un coup, et qu'il y avait une chance pour qu'elle finisse sa vie en chaise roulante, elle ne s'était pas laissée abattre. Elle avait juré aux médecins et à ses amies qu'elle remarcherait, et qu'elle mourrait à cent ans en faisant du base jump comme elle l'avait toujours prévu. Elle avait évité la chaise, pas la canne. Mais une seule jambe à demi paralysée sur deux, c'était franchement pas si mal. Cela dit, elle n'allait pas mentir, ça restait un handicap. Y avait un tas de sports extrêmes qu'elle pouvait plus faire maintenant, ou alors avec des tas d'aménagements, parce que faire comme si, ça ne suffisait pas. Compliqué de pédaler sur un VTT avec une seule jambe. Mais avec Pip...c'était différent. Avec Pip, c'était comme si ses deux jambes fonctionnaient comme jamais, et elle aurait couru dix marathons à la suite pour le prouver.
Elle se demandait s'il aurait accepté de les accompagner en enquête une fois ou deux. Elle ne se souvenait pas que le sujet des cryptides soit particulièrement revenu dans leurs conversations, mais elle ne risquait rien à essayer.
Elle bougea un peu les épaules, cherchant le soutien des oreillers. Elle n'aurait pas cru, mais des draps de soie comme ça, c'était vraiment très sympa au contact, elle comprenait pourquoi les bourges en faisaient toute une histoire. P'tet qu'elle pourrait en piquer un jeu avant de rentrer chez elle ce matin. Elle était sûre que Pip aimerait lui aussi...elle rouvrit brusquement les yeux. Comment pouvait-elle sentir les draps sous elle ? Il y avait une bâche plastique sur le lit, elle l'avait sentie crisser sous son poids quand elle s'était allongée !
Elle chercha l'appui de ses coudes pour se relever, s'empêtrant dans la soie, collée à elle comme si c'était une seconde peau. Les draps se plaquaient davantage sur elle, ils s'enroulaient comme autant de lianes. Plus elle luttait, plus elle les sentait prendre le dessus. En désespoir de cause, elle essaya de verser sur le côté, pour tomber hors du lit. A peine commençait elle à rouler sur la droite qu'une masse blanchâtre se collait à son visage, étouffant ses cris.
***
Applebloom avait adopté une position de combat. Poids réparti de manière égale sur les deux jambes, bras armé et épaule alignés, main libre au ceinturon, pour ne pas la faire pendre, et se laisser déséquilibrer. C'était simple et efficace. Les stupidités du genre pistolet à l'horizontale, c'était bon pour les films ou les romans de gare.
Sans mentir, elle devait être celle qui tirait le mieux parmi les trois. Scootaloo était incapable de prendre son temps pour viser, et mettait toujours un peu à côté dans la précipitation, et Sweetie Belle avait trop peur des armes pour être vraiment efficace. Applebloom non. Elle les connaissait, pour avoir appris à tirer à la carabine depuis son plus jeune âge à la ferme. C'était pas très différent maintenant, même si elle avait un pistolet électrique en main, et qu'en face, ce n'étaient plus des boîtes de conserve.
Elle ne savait pas très bien ce qu'elle avait en face d'elle pour être honnête : quelque chose avait fini par prendre forme au milieu des ténèbres, mais elle n'en savait pas encore assez pour se décider à presser ou non la détente.
L'intrus était longiforme, et globalement humanoïde. Globalement, parce que si elle pouvait distinguer deux bras, deux jambes, un tronc et une tête, le propriétaire de ces éléments possédait également deux ailes qui s'ouvraient grand dans son dos, dont au moins une rappelait le cuir. Applebloom grimaça. Elle n'avait pas franchement le meilleur équipement au monde pour combattre les démons.
Elle pressa néanmoins la gâchette, expédiant un arc électrique droit sur la créature. Applebloom s'était plus ou moins attendue à ce que cela échoue. Mais pas parce que l'intrus avait tout simplement levé la main droite, et dévié l'éclair comme s'il s'agissait d'une mouche un peu agaçante.
_Nous n'avons pas besoin de toute cette violence, annonça l'intrus d'une voix posée.
Elle haussa un sourcil. C'était assez rare qu'un cryptide parle. La plupart avaient leur propre langue, et ne pouvaient se faire comprendre des humains.
_Vous ne voulez vraiment pas lâcher votre jouet ?
_Désolée, répondit-elle d'un ton mordant, je me sens plus à l'aise avec.
_Est-ce qu'un peu de lumière dissiperait vos craintes ?
Le monstre claqua des doigts, faisant apparaître des chandelles allumées. C'était bien un humanoïde. Grand, il dépassait facilement les deux mètres. Sa peau était grisâtre comme de l'argile, et le complet qu'il arborait était étrangement bigarré, comme si on avait cousu ensemble plusieurs pièces d'etoffe.
_Je ne cherche pas la violence, assura t-il, une main sur le coeur.
Applebloom n'était pas rassurée pour autant, mais son index quitta la gâchette pour se poser juste à côté d'elle.
_Moi non plus. Mais il me reste quand même deux tirs.
_Si c'est une arme que vous voulez pour vous sentir plus en sécurité, je vous en prie, servez vous.
Un claquement de doigts plus tard, un arsenal incroyable se mettait à pleuvoir dans la salle : pistolets, carabines, fusils d'assaut...bon sang, est-ce que c'était un char qui venait de tomber à l'autre bout de la salle de bal?
_Je me dois cela dit de vous mettre en garde, prévint l'humanoïde, que même le plus puissant de ces engins ne me fera pas le moindre mal.
Quelque part, ça semblait logique. Il n'allait pas lui mettre entre les mains quelque chose qui risquait de lui faire mal. Applebloom se contenterait de son pistolet, tant pis pour le reste. L'idée du char était séduisante cela dit. Si elle sortait de cette entrevue en un seul morceau, il fallait qu'elle prenne des cours.
_J'ai le droit de connaître votre nom ?
_On m'en a donné plusieurs, dit-il, sortant d'une poche intérieure une fiche bristol interminable. Le dieu du chaos, le prince des chimères, l'architecte du changement...parfois une simple lettre de l'alphabet. Mais à tout choisir, Discord fera parfaitement l'affaire.
_OK. Moi c'est Applebloom, tint-elle à se présenter.
_Enchanté de vous rencontrer ! lança t-il, tendant une main à ressorts jusqu'à elle, qui regagna son poignet à peine l'avait-elle effleurée. Je suis content d'enfin tomber sur quelqu'un de sympathique. Je commençais à désespérer. Ne le prenez pas mal, mais les gens de votre monde n'ont aucun humour.
_Aucun humour ? répéta Applebloom sans comprendre.
_Le coup du mur de briques par exemple ! énonça t-il en comptant sur ses doigts. Elle était hilarante celle-là ! Ou quand j'ai transformé les marteaux des ouvriers en jouets de caoutchouc !
_Vous êtes en train de me dire, répondit la rousse qui commençait à réaliser, que l'hôtel hanté c'est vous ?
_”Hotel hanté”, oh, je vous en prie ! rit-il d'une manière un peu condescendante. Les fantômes, ça n'existe pas. Ou pas ici, en tout cas. Non, il n'y a que moi. Qui m'ennuie terriblement. Alors pour passer le temps, je fais des farces, je fais un peu peur aux gens. Permettez moi d'ailleurs de vous dire que vous vous en sortez mieux que vos amies.
D'un nouveau claquement de doigts, il matérialisa deux télévisions qui évoquaient une prise d'image par des caméras de sécurité. L'une montrait Sweetie Belle, paniquée, courir en boucle dans un corridor sans fin, et l'autre, Scootaloo, littéralement momifiée par des draps de lit. Applebloom sentit son sang bouillir.
_Relâche les tout de suite ! gronda t-elle, son index retrouvant le chemin de la gâchette.
Discord éclata d'un rire mauvais.
_Où serait le plaisir ? Je pensais que des jeunes femmes comme vous, qui chassez le mystère, auraient apprécié un peu de challenge. Et que de toute façon, tu ne comptais plus les garder très longtemps avec toi dans l'équipe.
_Ne m'oblige pas à répéter, fulmina t-elle.
Il lui offrit un sourire carnassier.
_Tu sais quoi ? On va faire un jeu. Quelque chose de simple, une devinette. Tu trouves, je laisse tes amies tranquilles, je quitte cet hôtel. Par contre, tu perds, non seulement tes amies restent dans cette situation, mais toi tu restes avec moi. Pour toujours. J'ai besoin de cobayes pour mes nouvelles blagues.
L'idée d'être coincée pour l'éternité avec un démiurge visiblement frappé n'était pas dans les grands projets de vie de la détective privée, mais ce n'était pas comme si elle avait beaucoup le choix. Elle hocha la tête, signifiant son approbation.
_Ecoute bien, déclara t-il en se raclant la gorge. Je suis le début de l'éternité. La fin de l'espace. La naissance de chaque espèce...
_Et la mort de toute race, oui je sais, commenta Applebloom d'un air blasé. Tu es la lettre e.
Discord la regarda avec des yeux ronds. Ce devait être la première fois de sa vie qu'on le battait.
_Tu..tu la connaissais ? s'étrangla t-il de surprise.
_Sweetie Belle ne mange que cette marque de céréales avec les énigmes au dos. On les retient assez vite, répondit-elle, le défiant du regard.
_Rien ne m'oblige à respecter ma parole, grogna la chimère.
_Non. Mais y me reste deux charges de pistolet, et j'ai un char dans le fond de la pièce pour te pousser à y repenser.
_Je t'ai déjà montré que ça ne marchait pas contre moi, la prévint-il, méprisant.
_Je prends le pari, dit-elle en armant le chien.
Il souffla par le nez, l'air agacé. L'espace d'un instant, Applebloom crut qu'elle était allée trop loin, et qu'il allait la pétrifier sur place.
Mais elle connaissait un peu ce genre de personnages. C'étaient des joueurs, et cryptide ou pas, Discord ne faisait pas exception. Malgré ce qu'il disait, il ne manquerait pas à sa parole. Enfin, du moins pouvait-elle l'espérer.
Finalement, comme un lapin de dessin animé, Discord se mit à battre du pied de manière frénétique. Si vite que ce dernier devint flou, faisant danser la poussière autour de lui. Rapidement, il y en eut tant qu'Applebloom dut cacher son visage par réflexe. Quand elle retira sa main, la chimère avait disparu. Redevenue obscure, et froide, la salle de bal était aussi vide que lorsque elle était rentrée, et son détecteur de magie ne signalait plus rien du tout. L'hôtel avait été purgé.
La nécessité d'aller secourir ses amies la frappa comme une lame de fond.
Elle cavala sans attendre à la suite 312, pour porter secours à Scootaloo. Elle en passa la porte pour voir Sweetie Belle, qui aidait la boiteuse à se dégager de draps devenus inertes.
_Je sais pas trop ce qui s'est passé, déclara la plus petite du trio. J'étais coincée depuis je sais pas combien de temps dans ce couloir sans fin, puis ça s'est terminé. J'ai juste eu le temps de rentrer au QG et de voir Scoot bloquée dans les draps.
_J'ai bien cru que j'allais crever, souffla l'intéressée, des marques rouges sur le cou et sur le visage.
_Je suis contente que vous alliez bien, leur lança Applebloom, étreignant ses amies dans un solide câlin.
_Nous aussi, répondit une Scootaloo visiblement émue. Par contre, rajouta t-elle, goguenarde, la prochaine fois que tu lances un freehug, si tu pouvais te laver dans le mois, ça serait pas du luxe.
Elles éclatèrent toutes les trois d'un même rire. Un rire à l'unisson, un éclat de vie. Un son de victoire.
***
Sac de matériel sur le dos, Applebloom descendit lentement l'escalier de l'hôtel. Les deux autres n'avaient pas tari d'éloges sur la façon dont elle avait vaincu l'indésirable hôte de l'hôtel. Il n'y avait que Sweetie Belle qui regrettait que la carte mémoire de la caméra ait été grillée dans l'incident, et que leur logiciel de streaming ait planté. Elle était persuadée de faire des centaines de milliers de vues avec ce qui s'était passé ce soir. Mais elle savait aussi être raisonnable, et préférer une émission ratée avec une fin heureuse pour toutes les trois que le contraire. Scootaloo s'était interrogée sur les raisons qui avaient fait fuir Discord. L'humanoïde semblait trop tordu pour que quelque chose d'aussi simple ait marché, et elle était persuadée que leurs chemins se recroiseraient dans peu de temps. C'était possible, avait admis Applebloom. Mais ce soir au moins, elles s'en sortaient.
Une vieille douleur se réveilla dans son estomac quand elle longea le bar, et serrant les dents, elle réussit à le dépasser sans aller se servir. La musique idiote de victoire d'un jeu vidéo résonna dans sa tête.
A l'extérieur, le soleil se levait à peine, illuminant l'aube de rose alors que le brouillard matinal ne s'était pas encore dissipé. La ville, imprimée en ombres chinoises sur les grands terrains vagues étaient plus belle que jamais.
Une nouvelle journée de gagnée contre les forces du mal, mais au fond, est-ce que ce n'était pas reculer pour mieux sombrer ? Est-ce qu'il n'y avait pas un jour où elle perdrait, où elle tomberait pour ne plus jamais se relever ? Pourquoi se battait-elle encore ?
Ses amies prirent place dans son champ de vision, Scootaloo lançait déjà une pique concernant l'état de la voiture de Sweetie Belle, et la conductrice répondait en lui tirant la langue.
Applebloom se surprit à sourire. Elle savait au fond, pourquoi elle continuait à se battre. Malgré tout ce qu'elle pouvait penser, tout ce qu'elle pouvait dire, tant qu'elle avait ses amies, elle se relèverait encore et encore.
Elle laissa échapper un soupir de contentement. Finalement, aujourd'hui serait peut-être une bonne journée.
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Oui, j'ai conscience que la fin pose souci (mais c'est pas comme si c'était nouveau chez moi de galérer mes fins de fics), mais j'avais mal géré mes trois semaines de préparation, et je savais très bien que si je délayais davantage la fin, la fic ne serait pas remise à temps. Les références étaient peut-être un peu trop nombreuses si je me base sur le retour live d'autres lecteurs, mais j'avais envie d'ancrer cette fic dans un melting pot de popculture horrifique. Après, reste à débattre sur Scoodydoo est si horrifique que ça, mais à minima, pour ce qui est des films, je crains que ce soit le cas.
Je n'avais pas le droit aux OCs en persos principaux, ça faisait partie des règles du concours. Mais d'une manière générale, je préfère développer des persos qui existent déjà dans le show, et leur faire vire de nouvelles aventures que de faire le focus sur mes OCs. J'estime d'une manière générale qu'un OC doit être en soutien de l'histoire, plus qu'en son centre. Je note que mon idée de cibler le titre par rapport à la série à plutôt fonctionné, même si je me dois d'avouer que ledit titre s'est un peu décidé comme ça, au moment de rendre le googledoc pour le concours. L'ironie voudra que Hotel est la seule saison d'AHS que je n'ai pas finie ^^ (si j'exclus volontairement la saison des sorcières qui était incroyablement ratée)
Quoiqu'il en soit, merci à vous deux pour vos retours :)
Toutefois, c'est une fanfiction très plaisante dans le fait que tu utilise les personnages de la série et non un OC. Pour moi, c'est à lire !