Cloudsdale rayonnait sous les éclats du matin, offrant une vue splendide au voyageur qui s'en approchait. Le docteur Yearling, fourbu mais ravi de son périple s'en extasiait tout en descendant vers la périphérie de la ville.
Cette immense conférence réunissant les plus grands cerveau d'Equestria avait été fantastique ! Là bas, il avait pu exposer ses thèses sur la météorologie hivernale à ses confrères, tous plus admiratifs les uns que les autres. Il avait été écouté, reconnu et admiré dans son art si subtile qu'était l'étude des flocons. Il se rappelait encore de sa dernière tirade : « Aussi infimes soient-ils, les flocons se doivent d'être fabriqués avec le plus grand soin. Après tout, ce ne sont pas eux qui nous réchauffent le cœur durant les longues journées d'hiver ? » Malgré la rigueur qu'imposait son travail, Phileas s'était toujours considéré comme un romantique.
Perdu dans ses souvenirs, l'étalon à la crinière de givre ne s'en rendit pas tout de suite compte qu'il venait d'atteindre sa destination. Descendant rapidement de son petit nuage pour atterrir sur un autre plus solide, il quitta son rôle de chercheur pour reprendre celui de père responsable. Pauvre Alice, elle avait dû s'ennuyer ferme durant son absence. Tout aurait été plus simple si elle avait hérité de sa passion pour les sciences. Seulement, il avait eu beau l'initier à l'art magnifique qu'était la météorologie ou la taille des flocons, il n'y avait rien à faire. Sa fille ne serait jamais météorologue et ce n'était pas sa marque de beauté qui attestait le contraire. Un rose des vents, si commun pour un pégase, mais tellement abstrait !
En ouvrant avec douceur la porte d'entrée, Phileas s'attendait à retrouver une cuisine dans un état lamentable, mais il fut fort étonné. Les placards tout comme les robinets étaient soigneusement fermés, les casseroles rangées par ordre croissant et la pendule réglée avec minutie. Seul un détail clochait, un tout petit détail. Sur la table, posé bien en évidence se trouvait un tube de verre rempli à ras bord. À son sommet, dressé comme s'il cherchait à provoquer le nouvel arrivant, se trouvait un bout de caoutchouc à la forme énigmatique. Le regard du pégase fut happé par cet objet mystérieux. D'où provenait-t-il ? À quoi pouvait-il servir ?
« C'est un biberon, papa. » L'étalon sursauta en entendant ces mots. Il tourna la tête et vit sa fille accoudée au chambranle de la porte, un sourire amusé sur les lèvres.
« Euh… bégaya-t-il. D'accord ? Merci de me l'avoir dit. » La mention de ce nom remua quelques souvenirs dans les recoins les plus profond de sa mémoire sans qu'il puisse s'en approcher. Son interlocutrice s'approcha de lui et posa un baiser sur sa joue.
« Content de te revoir, papa. On s'inquiétait justement de savoir si tu tiendrais tes délais. Le voyage n'a pas été trop dur ?
-J'ai eu le vent de face la plupart du temps, mais sinon… un brusque déclic survint. Excuses moi, Alice mais tu viens bien de dire « on » ? Il y a quelqu'un avec toi ? la jument au crin argent soupira.
-Plus maintenant, malheureusement. Il vient juste de repartir à Canterlot, pour le travail. » Phileas était perdu. De qui sa fille parlait ? Pourquoi une chaleur désagréable avait brusquement envahi la maison ? À quoi servait cet objet posé sur la table ?
Alice perçu le désarroi de son père et son sourire s'élargit d'avantage. Alors qu'il était sur le point de poser une question salvatrice, un cri plaintif retentit dans la pièce attenante. Le poney blanc regarda sa fille, sa fille regarda son père, son père regarda sa fille, sa fille comprit qu'il n'avait pas compris et se mordit les lèvres, son père pénétra dans le salon pour comprendre ce qu'il n'avait pas compris.
Au début il ne dit rien, car il n'avait encore rien vu. Puis il s'avança dans la pièce et aperçu une siège minuscule dans lequel une forme orange se trémoussait. C'était comme un pégase, mais en plus petit. Beaucoup plus petit.
Le temps hémophile eut le temps de couler avant que l'étalon se décide à s'approcher. En le voyant la créature émit un gazouillement aiguë. « À l'entendre, on dirait qu'elle t'apprécie déjà ! » Phileas tressaillit une nouvelle fois en entendant la voix de sa fille. Cette dernière, le biberon dans une patte extraya le bébé hors de son couffin avant de planter avec douceur l'extrémité caoutchouteuse dans sa bouche. Aussitôt, les gémissements cessèrent, remplacés par un bruit saccadé de succion.
Hypnotisé par cet étrange spectacle, l'étalon blanc en oublia un instant les questions qui lui calcinaient les lèvres. Quand enfin il se reprit, les deux tiers du volume de lait avait déjà disparu. « D'où vient ce bébé, Alice ? Demanda-t-il en pointant du sabot la pouliche gourmande.
-Mais c'est ma fille voyons ! Elle s'appelle Scootaloo. » répondit-elle avec éclat. Plusieurs sentiments contradictoires s’emmêlèrent dans l'esprit déjà troublé de Phileas. Tout d'abord, un rude coup de vieux analogue à tout poney ayant appris qu'il était devenu grand-père le submergea. Puis, un sentiment plus profond, plus étrange vint s'immiscer. C'était une sorte d’appréhension, de peur même, qui remontait en fumerolles nauséabondes des replis les plus sombre de sa mémoire. Comme un poisson trop curieux, la présence de ce bébé en ces lieux était en train de remuer beaucoup de vase.
Le biberon terminé, Alice frappa le dos de son enfant jusqu'à ce qu'elle émette un rot sonore. Voyant que son père continuait de l'observer, elle lui tendit Scootaloo. « Tu veux la porter ? » Sans attendre sa réponse, elle lui fourra la jument orange entre les pattes. D'abord surpris par le contact de son crin violet sur son buste, le pégase adopta une position plus confortable pour porter ce nourrisson à peine repu. Ce dernier grogna tout en essayant par des mouvements maladroits de se retourner sur le ventre. Comprenant son erreur, Phileas se dépêcha de replacer sa petite fille dans le bon sens. Même si son geste paraissait juste maladroit, il n'avait rien rien d'étonnant. En effet, le docteur Yearling n'avait jamais porté d'enfant de toute sa vie.
Son attention braquée sur le petit être calé entre ses sabots, il mit un long moment avant de comprendre qu'Alice venait de quitter la pièce. Alors qu'il était sur le point de l'appeler, un bruit d'eau provenant de la salle de bain lui indiqua sa position. Il resta donc debout, planté comme un arbre au milieu de son salon, une pégase clémentine plaquée contre son tronc. Certains auraient trouvés la scène touchante, lui se sentait idiot.
***
Après plusieurs minutes dominées par l'embarras, la jeune mère daigna enfin à quitter sa douche. Sa crinière encore humide, elle récupéra en sabot propre sa progéniture avant de la déposer avec douceur dans son berceau. À son regard, Philéas comprit qu'il était supposé le faire lui même. Encore une maladresse de sa part.
Désormais libéré de sa charge, l'étalon au crin bleu balaya machinalement la pièce du regard. Rien n'avait bougé depuis son départ, seule une photo qui ne lui était pas tout à fait inconnue avait été déposé à côtés des portraits de famille. Il l'attrapa entre deux plumes et la montra à sa fille. « Qui est-ce, Alice ? demanda-t-il, même si la réponse coulait de source.
-Mon amoureux, pardi ! C'est lui qui m'avait envoyé la lettre le jour de ton départ, tu t'en souviens ? » Son père hocha la tête. Une colère sourde avait commencé à l'envahir, libérant dans son esprit l'image de la licorne blanche qui avait touché à sa fille recevant son sabot en plein museau.
Indifférente à l'aigreur de son géniteur, Alice poursuivit son récit. « Apparemment, on s'était croisé lors de la célébration du solstice d'hiver, à Canterlot. Comme il était beaucoup trop timide pour oser m'approcher, il a décidé de m'écrire pour chercher à me rencontrer. Je l'ai aussitôt invité à venir ici, et… Je ne l'ai pas regretté ! elle fit un petit geste lourd de suggestions, à peine relevé par son interlocuteur. Enfin bref, il vient juste de repartir pour quelques jours seulement. Tu verras, c'est le plus charmant des poneys, il s'intéresse même la météorologie ! Oh, je suis certaine que vous vous entendrez parfaitement. » En entendant ces derniers mots, Philéas se força à sourire. Oui, son futur gendre allait effectivement l'entendre !
Un léger bruit de respiration attira subitement l'attention des deux poneys. Ils se penchèrent sur le berceau de la petite pégase et comprirent qu'elle venait tout juste de s'endormir. La vision de cette frêle créature en repos aurait pu avoir un effet calmant sur l'humeur de l'étalon, mais il n'en fut rien.
Relâchant à regret son attention, Alice soupira de satisfaction et regarda son paternel. « Bon, je pense qu'elle va dormir au moins une bonne heure. Tu n'as pas encore mangé, je suppose ? » Le pégase opina du chef et suivit sa fille quand elle prit la direction de la cuisine. Son estomac qui n'avait jusqu'alors pas eu d'occasion pour s'imposer gargouillait furieusement.
Arrivé devant ses placards, Philéas en sortit pour contenter sa faim une quantité déraisonnable de foin, amplement suffisante pour nourrir trois poneys. Sa fille, gourmande par nature, ne s'en offusqua pas, bien au contraire.
Ce ne fut qu'au moment où il allumait le gaz pour chauffer la bouilloire que la présence du sac encore attaché sur son dos lui revint. Il en sortit hâtivement une demi douzaine de glacière contenant de précieux échantillons de flocons. Sous le regard joyeusement désintéressé d'Alice, le docteur Yearling prit un soin tout particulier à ausculter chacun de ces spécimens. Si le plus petit morceau de glace s'était fêlé au cours du transport, à coup sûr il n'allait pas se le pardonner.
Fort heureusement, l’œil averti du météorologue ne repéra aucune lésion aussi bien externe qu'interne. Il soupira de soulagement avant de lancer un clin d’œil à sa fille. « On dirait que ton vieux père n'a pas perdu l'habitude du vol délicat ! » Elle leva un sourcil moqueur tandis que Philéas rassemblait ses boîtes au fragile contenu. Ces dernières replacées soigneusement dans le sac, l'étalon se dirigea le lieu le plus sûr où entreposer ses précieux flocons : Son atelier.
***
« A… Al… Alice, malgré son pelage neige, le docteur Yearling avait pâli. Tu… Tu peux me dire ce qui t'as pris d'augmenter le chauffage de toute la maison ?
-Voyons papa ! Tu devrais savoir qu'un environnement froid et sec n'est pas idéal pour élever un bébé.
-Mais… Mes flocons dans tout ça ? Alice haussa nonchalamment les épaules.
-Ce n'est que de l'eau, papa. On en trouve partout en mer, sur terre ou dans les airs. C'est dans l'ordre des choses qu'un glaçon fonde ou que le jour succède à la nuit, on n'y peut rien. » Philéas voulut répliquer que non, les cristaux de neiges qu'il taillait pouvait vivre éternellement à condition de savoir les conserver, mais la jument ocre continua. « De toute façon, ce que tu cherches en fabriquant tes flocons, c'est la beauté n'est ce pas ? Or qui y-a-t-il de plus beau que l'éphémère ? » L'étalon blanc ne répondit rien, car il savait qu'il n'y avait rien à dire. Néanmoins, la vision de son atelier dégoulinant du sol au plafond continuait de hanter son esprit et d'entretenir son chagrin. Par chance, Alice ne vit pas les deux minuscules larmes qui pointèrent un court instant hors de ses caroncules.
Un brusque cri de détresse fit tressaillir les deux pégases. Mû par un réflexe commun, ils se précipitèrent vers la source des plaintes. En entrant une nouvelle fois dans la pièce, Philéas comprit aussitôt toute l'étendue du danger. Le salon tout entier était effectivement rempli d'un gaz aux relents abominables, d'une toxicité certaine pour le bébé coincé en plein milieu du sinistre. Un instant, l'étalon pensa à une rupture du conduit de gaz, mais l'odeur ne correspondait pas. En fait, elle était cent fois pire.
Pendant que le docteur Yearling se perdait dans l'hypothèse d'un élément soufré, Alice se précipita vers sa fille au mépris du danger et l'allongea sur la table basse. Même de dos, Philéas perçu immédiatement l'embarras de la jument. Avant qu'il n'ait eu le temps de lui demander ce qui se passait, elle passa en trombe devant lui avant de fermer violemment la seule issue encore accessible. À son passage, il entendit très distinctement l'ordre qui lui était donné : « Dépêches toi de lui retirer sa couche-culotte, papa ! Je file chercher de quoi la changer. »
Le météorologue prit son inspiration, avança d'un pas, respira un petit coup et sentit ses deux nasaux brûler. Il traversa en apnée le moitié de la pièce avant de s'arrêter devant la source des effluves nauséabonds. Essayant au mieux de faire abstraction de ce qu'il était sur le point de toucher, Philéas commença à défaire les tissus qui ceignaient les cuisses de sa petite fille. Ses sabots pourtant si habiles pour forger la glace étaient désormais gourds et maladroits.
Obligé de respirer par à coup, l'étalon sentait que l'odeur allait en s'intensifiant, si bien que la panique le gagna lorsque les langes souillées se retrouvèrent entre ses pattes. Où pouvait-il les mettre, bon sang ! À chaque seconde de perdu, c'était son salon qui devenait de moins en moins viable. Par chance, son regard se porta intuitivement sur une solution aussi rapide qu'efficace : La fenêtre.
Philéas tourna la poignée d'ouverture avec une violence tout à fait justifiée et ouvrit en grand les deux battants. Un vent furieux s'engouffra dans la pièce, faisant virevolter à son gré les objets les plus légers. Sans s'en soucier, le vieux pégase arma sa patte droite pour envoyer l'encens puant aussi loin que possible.
« Papa, au nom de Célestia, qu'est ce que tu es sur le point de faire ? » Arrêté dans son geste, l’intéressé se tourna vers sa fille dont le ton employé supposait une faute très grave. Alice déposa la pile de linge qu'elle portait et claqua les deux battants de verre.
Le vent coupé de sa source, elle put remettre un peu d'ordre dans la pièce avant de poser un sabot rassurant sur la pouliche apeurée par le remue-ménage. Sitôt cette dernière apaisée, sa mère reprit. « Es-tu d'un sans gène au point de balancer tes déchets sans te soucier de l'endroit où ils atterriront ? Imagines un peu les relations que les pégases auraient avec les autres poneys si chacun d’entre nous agissaient comme toi. » Puis, sans lui laisser le temps de justifier, elle prit Scootaloo, ses langes propres, et le chemin de la salle de bain.
Humilié, blessé dans son orgueil par la morale de sa fille, Philéas en avait oublié le paquet dégoulinant qu'il portait, tout comme sa puanteur. Ayant été emporté un peu plus tôt par la bourrasque, la photo de l'étalon cornu tomba en virevoltant du lustre. Les reflets mouvants sur le papier glacé suffirent à agacer d'avantage encore le pégase blanc. « Tu me le paieras cher, Shining Armor. » Marmonna-t-il entre ses dents.
***
Pendant plusieurs heures, Philéas accomplit l'exploit de tourner en rond dans une maison rectangulaire. Il commençait d'abord par le salon, puis chassé par l'odeur il se mettait à arpenter le couloir à la recherche d'une sortie. S'arrêtant une seconde devant son atelier, il se souvenait du carnage à l'intérieur et passait son chemin. Puis venait le tour de la pièce occupée par sa fille d'où fusait des rires ténus à travers la porte fermée. Enfin, Philéas retournait dans la cuisine, seul lieu où il se sentait un temps soit peu chez lui. Là, ses neurones se mettaient immanquablement à fonctionner de manière anarchique sans qu'il puisse faire quoi que ce soit pour les maîtriser.
À chaque fois, l'étalon voyait la même souvenir tourner en boucle devant ses yeux : L'instant où il avait apprit sa propre paternité. Ce jour n'avait pas été très glorieux, pourtant il s'en souvenait comme si c'était hier. Cela avait été pour lui l'occasion de fonder un foyer, d'élever sa descendance dignement et d'en être fier ; mais le divorce avait eu lieu, réduisant tout ses espoirs à néant. Philéas avait eu beaucoup de mal à se remettre de ces années, et l'arrivée de Scootaloo était en train de raviver ses blessures.
« Papa ! Viens m'aider s'il te plaît ! » L'appel de détresse rebondit dans les couloirs de la maison avant d'atteindre les oreilles de l’intéressé. Depuis plusieurs heures que les deux poneys n'avaient échangé un mot, ce brusque revirement de ton alerta l'étalon. Même si ce dernier portait encore la trace de son orgueil bafoué, la curiosité couplée à son devoir de père l'emporta.
En entrant dans la chambre de sa fille, il comprit que cette pièce n'était plus vraiment la sienne. Éparpillés au sol tels une armée en déroute, des centaines de jouets colorés occupaient la quasi-totalité de la surface disponible. Alice Yearling était assise dans un minuscule cercle miraculeusement épargné au beau milieu de la chambre. Entre ses sabots, Scootaloo avait les yeux vitreux et émettait un râle saccadé.
L'affolement se lisait sur le visage de la jeune mère qui, à défaut de comprendre, semblait incapable de réagir au danger. Son teins était tellement blême que pour un peu, Philéas n'aurait pas pu distinguer laquelle des deux juments était au plus mal.
Les pensées du docteur Yearling agirent rapidement. S'aidant de ses ailes, il fit un grand saut et atterrit juste aux côtés de sa fille paniquée. Il attrapa la petite pégase et entrouvrit sa bouche pour voir ce qu'elle refermait. Ses soupçons confirmés, il retourna l'enfant pour la placer sur sa patte antérieure. Il arma sa patte libre et frappa à deux reprises entre les deux minuscules omoplates. Un objet rouge et gluant de bave rebondit sur le parquet avant de s'arrêter auprès de ses congénères de plastique. Sa trachée libérée, Scootaloo pouvait désormais expulser ses pleurs, ce qu'elle ne se priva pas de faire avec abondance.
Comprenant que son rôle venait de s'achever, Philéas voulut rendre le bébé en larmes à sa mère. Cette dernière, dont le soulagement était plus qu'évident secoua néanmoins la tête. « Va jusqu'au bout de ton acte, papa. » Interloqué, il replia ses sabots tendus et commença à bercer l'enfant.
Au fur et à mesure que le temps passait, Les sanglots de Scootaloo se transformèrent en hoquets, puis en hurlements. L'étalon faisait tout ce qu'il pouvait pour endiguer ce flot croissant de chagrin, mais sa gestuelle masculine était trop rustique pour espérer retenir un océan de larmes. Alice n'avait que seize ans et pourtant était déjà beaucoup plus capable que lui. Plein d'amertume, il lui fit donc signe de son abandon avant de tendre l'ingrate pouliche, plus fermement cette fois-ci.
La jument ocre tenta de cacher sa déception tout en acceptant le passage du relais. L'enfant se tût aussitôt au contact de sa mère, comme si sa peau était recouverte d'une puissante magie apaisante. Philéas soupira longuement, puis repartit de là où il était venu. La voix de sa fille le retint. « Merci papa, pour ce que tu viens de faire.
-À l'avenir, apprends à le faire toi même. Cela réduira les risques » Rétorqua-t-il sèchement. Et il sortit, le cœur lourd.
***
Philéas se sentait vieux, très vieux. Depuis des heures qu'il broyait du noir en cerclant dans la cuisine, il voulait que cela s'arrête. S'obligeant à braver sa propre fierté, il prit une feuille, s'installa sur le plan de travail et commença à écrire.
Shining Armor
Nous avions toi et moi un accord simple. En échange de mon soutien pour ta carrière au sein de l'armée, je t'avais demandé d'écrire à ma fille une lettre romantique ; rien qui ne t'engage avec elle, juste un texte écrit dans le but de la flatter. Je peux comprendre que pour étalon comme toi, l'occasion de se faire une nouvelle amante était trop belle, mais cette fois-ci tu es allé trop loin. Il y a une enfant ici, qui ne demande qu'à être éduquée, aimée, et cela aussi bien par son mère que par son père. Crois moi jeune homme : Abandonnes ta responsabilité et tu risques de le regretter pour très très longtemps.
Philéas Yearling
Philéas souffla sur l'encre fraîche afin de la piéger entre les fibres du papier. La chose faite, il attrapa une enveloppe encore vierge de toute adresse et en y inscrivit une sur son dos. Sous peu, elle allait faire un fabuleux voyage de Cloudsdale jusqu'à Canterlot, sans doute son dernier.
« Qu'est ce que tu fais, papa ? Demanda une voix qui, pour la troisième fois de la journée, surprit l'étalon. L’intéressé cacha aussitôt sous sa patte la lettre qu'il venait d'écrire. Si Alice apprenait qu'elle s'était fait embobiner par son propre père, il n'imaginait pas l'ampleur de la dispute qui suivrait.
-J'écris à ton fiancée pour qu'il rapplique immédiatement. Ça devrait te faire plaisir, non ? répondit-il avec une agacement non feint. D'abord étonnée, la ponette au poil jaune afficha un sourire franc.
-Oh oui bien sûr ! Mais tu croies vraiment qu'il pourra se libérer ? Il m'a bien dit avant de partir que ses affaires ne pouvaient être suspendues avant au moins une semaine.
-En ce cas, il a intérêt à essorer vite fait son uniforme ! Il a beau être certainement très occupé, je ne vois pas ce qui est plus important que d'assumer ses devoirs de père. Or pour l'instant, tu as l'air bien partie pour t'occuper seule de votre progéniture ! à ces mots, le sourire de la jument disparu.
-Papa, ne sois pas amère ! C'est dure pour lui aussi, tu sais… elle réfléchit une seconde, puis reprit d'un ton taquin. C'est peut être beaucoup supposer, mais lors de ma naissance je suis sûr que toi aussi tu aurais sauté sur la moindre occasion pour fuir tes responsabilités et laisser maman en plan !
-Alice, ta mère et moi étions déjà séparés bien avant ta naissance. Elle t'a élevée seule et je ne t'ai rencontré que dix ans plus tard. » Voilà, il l'avait dit. Cela avait été très stupide, mais il l'avait dit.
Sa déclaration entraîna un long silence que seul l'horloge, inébranlable, continuait de fouler. Alice se décida en première. « Alors c'est pour ça que tu… Avec Scootaloo ?
-Oui, c'est pour ça.
-D'accord. Je comprends. » Un temps passa durant lequel Philéas se cessait de se gifler mentalement. Puis, les commissures des lèvres de la jument commencèrent doucement à remonter. Arrivées à un stade critique, elle cessa de les retenir et éclata de rire. Sa réaction surprit beaucoup le météorologue qui en oublia même son erreur. Il s'attendait à se faire stigmatiser pour ses propos hypocrites tenus sur Shining Armor, voir quelque chose de plus violent encore. Au lieu de cela, il avait droit à des rires qui, après une écoute attentive, semblaient d’avantages nerveux que réellement porteurs d'hilarité.
Ses gloussements enfin maîtrisés, Alice se rendit compte que son père avait conservé le masque sérieux et inexpressif qu'il affectionnait tant. Par crainte de l'avoir vexé, la jeune ponette enserra de ses ailes le cou de son paternel. « Ne t'inquiète pas papa, je ne dirai à personne que tu ne sais pas changer une couche, c'est promis.
-Et moi je n'insisterai pas sur le fait que tu es incapable d'assister un bébé qui s'étouffe. » Rétorqua-t-il avec une glaçante répartie. La pégase ne releva pas et prit la sage décision de changer tout de suite de sujet. « Viens avec moi, je vais te montrer ce que tu as manqué. » et elle se dirigea d'un pas léger vers la chambre de sa légitime descendante. Curieux de voir ce qu'il était parvenu à éviter seize ans plus tôt, Philéas suivit son heureuse marche.
***
Scootaloo releva la tête au moment où les deux poneys passèrent le perron de la chambre. Ses yeux violets accrochèrent aussitôt le visage familier de la femelle et dédaigna celui du mâle. Sa toison orangée tranchait avec les couleurs froides de la pièce, si bien que l’œil était irrésistiblement attiré par l'enfant. Le docteur Yearling n'échappa pas à cette manipulation optique et dévisagea longuement l'enfant. Est-ce que l'un des parents de Shining Armor possédait un tel pelage ? Si ce n'était pas le cas, alors la génétique pouvait se montrer très imprévisible.
La jeune pégase l'ignorait toujours quand Philéas s'arrêta devant elle. D'abord vexé, celui-ci se sentit brusquement belliqueux envers la pouliche. En effet, cela ne faisait même pas une journée qu'il était là, et déjà cette jument avait envahi sa maison, sa vie, et même son esprit. Il l'avait sauvé d'un atroce étouffement et pour toute récompense, qu'avait-il eu droit ? Une bombe puante dans son salon, des semaines de travail détruites, et une quantité astronomique de pleurs. Si elle pouvait au moins faire preuve d'un minimum d'affection et de respect envers son aîné, Philéas lui aurait certainement pardonné. Mais là, son irritation était devenu presque palpable.
Après un court regard porté sur son étagère, Alice demanda à son père de s'asseoir à côté du petit lit qui contenait sans peine la pouliche. Il obtempéra à contrecœur, puis le plus gros volume de la collection de sa fille atterrit entre les sabots. « Grand Encyclopédie du monde Equestrien » lut-il sur la couverture. Il regarda la jument, interrogateur, et la vit en train de mimer un livre que l'on ouvre. Il imita son geste après deux agaçantes secondes d'incompréhension.
Dès l'instant où la reliure se mit à craquer sous son propre poids, l'attention de Scootaloo se porta sur le responsable de ce bruit, qui s'avéra curieusement être son grand-père. Ce dernier soutint durement son regard et constata qu'elle attendait quelque chose. Quelque chose provenant de lui. « Qu'est ce qu'elle attend, Alice ?
-Que tu lui racontes une histoire, bien sûr ! Philéas cligna des yeux.
-Quelle histoire veux tu que je lui raconte avec ça ? il brandit l'ouvrage de géographie. Le PIB de Manhattan au fonction des années creuses ? Ou peut être les variations de superficie à Canterlot par rapport à son aire urbaine ? son interlocutrice soupira d'une heureuse lassitude.
-Tu pourrais être plus original. Je ne sais pas, parler la population de la foret d'Everfree, ou bien évoquer la dérive naturelle de Cloudsdale par rapport à la terre. Ça parle plus aux enfants de son âge, tu sais.
-Cloudsdale ne dérive pas, c'est la terre qui se déplace par rapport à nous. corrigea-t-il en appuyant sur ses mots. Alice haussa les épaules.
-Oui, peut être… Ça dépend de quel côté on se place, non ?
-Non. Le référentiel terrestre n'a rien de fixe, mes confrères l'ont prouvé lors de la dernière conférence. Par conséquent…
-… Toutes vos recherches vont être annulées par Célestia, termina la jeune ponette. Mais c'est normal : Personne ne devrait s'aventurer dans les fondements du royaume quand le risque de tout faire s'écrouler est grand. Enfin, passons ce sujet polémique qui nous tiendrait en haleine toute la nuit et revenons à notre jument, si tu le veux bien. » À regret, Philéas s'inclina devant sa proposition et reporta son attention sur Scootaloo.
La pégase au crin violet n'avait pas bougé d'un centimètre, attendant patiemment son histoire. « Bon, plus sérieusement qu'est ce que je suis supposé faire avec ce livre, Alice ?
-L'Encyclopédie, c'est juste un accessoire, il te suffit te tourner une page de temps en temps tout en parlant pour qu'elle y croie.
-Oui mais je lui raconte quoi, à la fin ? l'étalon commençait à perdre patience devant son petit jeu. Alice ne releva pas son énervement mais réagit par antithèse en parlant d'un ton plus doux, plus calme.
-N'importe quoi. Un conte, une fable, une comptine ou l'interprétation de ton dernier rêve, qu'est ce qu'on s'en fiche ? Tu as bien été enfant un jour, récites lui ce que l'on te racontait à l'époque et ce sera très bien. » Philéas grommela en entendant ces mots. Il avait autre chose à faire que remonter aussi loin dans sa mémoire pour retrouver une fable aussi niaise que stupide, surtout pour faire plaisir à cette gamine ! Pourtant, une petite idée l'incita à s'exécuter.
La première histoire qui lui revint fut celle de la fabrique d'arc-en-ciel où des jeunes pégases, recalés à leur examen de vol, étaient envoyés. Cela faisait des années qu'il n'en croyait plus un mot, pourtant la mystérieuse origine du spectra l'avait toujours fasciné et le fascinait encore. Un jour peut être irait-t-il voir de plus près ce haut lieu de Cloudsdale, mais pour l'heure il avait besoin d'une légende moins terrifiante.
Après quelques instants de réflexions, un petit rictus apparut sur le visage de l'étalon. Il avait trouvé ! « Il était une fois une jument nommée Précieuse. La vie avait été fort généreuse avec elle, lui octroyant aussi bien les vertus du corps que celles de l'esprit. Beaucoup de terrestres auraient tout donné pour pouvoir rivaliser avec son élégance, sa force ou ses réflexions. Pourtant, malgré ses nombreuses talents, Précieuse ne parvenait pas à trouver le bonheur. Pour elle, la vie n'avait rien à offrir sur la terre, et seule l'immensité des cieux pouvait lui assurer une belle existence. Dans chacun de ses rêves, l'objet de ses désirs était partout. Il lui manquait simplement une chose pour pouvoir l'atteindre : Une paire d'aile.
« Précieuse savait que c'était biologiquement impossible, mais cela ne l'empêchait pas d'espérer qu'un miracle se produise. » Philéas ménagea une pause pour observer ses deux spectatrices. La plus jeune était captivée par l'histoire, l'autre semblait à la fois satisfaite et rassurée.
Voyant que son père marquait un arrêt prolongé, Alice en profita pour récupérer un biberon vide et se diriger vers la cuisine, certainement dans la perspective de le nettoyer. Le pégase attendit que sa fille ait refermé la porte avant de reprendre son histoire là où il l'avait laissé. « Un jour, son amie licorne qui en avait marre de l'entendre s’apitoyer sur son sort proposa de lui jeter un puissant sortilège capable de réaliser son plus cher désir. Elle accepta aussitôt sans se préoccuper une seconde des nombreuses mises en garde de la magicienne.
« L'enchantement fit pousser dans son dos une magnifique paire d'aile, tellement fine que la lumière solaire pouvait la traverser. Ivre de bonheur, la jument s'envola vers l'azur aussi vite que ses nouveaux membres le lui permettait. Elle enchaîna les plus belles figures aériennes issues de ses années de rêveries, fit le plein de sensations fortes en approchant le boom supersonique, et se prélassa sur les nuages dont la douceur s'avéra être sans pareille. Quand enfin tout ses fantasmes furent assouvis, Précieuse reporta son attention sur l'astre du jour qui semblait l'observer de son œil unique. Grisée par son succès, elle se lança l'ultime défi de toucher celui qui depuis des millénaires réchauffait la terre d'Equestria. Sans écouter les cris de la licorne restée au sol, la ponette ailée commença à prendre de l'altitude. Alors que son objectif se rapprochait, Précieuse pouvait sentir la chaleur solaire lui brûler le museau, mais elle n'abandonna pas. Arrivée très proche de l'étoile, elle jeta un dernier regard par dessus son épaule. L'immensité du ciel apparut dans son champ de vision… Tout comme les flammes qui achevaient de consumer ses ailes.
« Sa chute mortelle dura près de cinq minutes, une période largement suffisante pour permettre à Précieuse de constater la bêtise de son geste. Philéas ferma le livre qu'il tenait, le rangea sur l'étagère, puis se pencha sur le berceau. Voies-tu Scootaloo, la morale de cette histoire est que plus un poney est prétentieux, plus il tombera de haut. Retiens cela, mon enfant car tu risques d'en avoir besoin plus tôt que tu ne le penses. »
La jeune pouliche était restée pétrifiée en entendant ces derniers mots. Son regard était désormais bloqué sur la fenêtre, comme si le tragique destin de Précieuse était sur le point d'être rejoué à l'extérieur. En bon observateur, Philéas constata que les ailes de Scootaloo s'étaient instinctivement contractées le long de ses flancs. D'habitude secouées en permanence de frémissements, ses plumes orangées étaient désormais aussi immobiles que celles qu'il trempait dans son encrier.
Avec une lenteur calculée, l'étalon attrapa entre ses dents la couverture qu'il replia sur le corps de sa petite fille. Il émit un petit soupir de soulagement devant son travail accompli, puis sorti d'un pas pressé hors de la chambre.
À peine le seuil franchi qu'il manqua de percuter Alice. La jument sembla un court instant surprise mais se ressaisit prestement. « Scootaloo s'est déjà endormie ? Demanda-t-elle avec un soupçon de scepticisme.
-Elle n'en a plus pour longtemps, si ce n'est pas déjà fait…
-Bon, eh bien je te félicite ! Ce n'est pas aussi facile d'habitude… » La pégase au poil ocre se gratta la tête tout en affichant un air contrarié. Apparemment elle en avait oublié la véritable raison de sa venue. Heureusement pour la patience de Philéas, son absence fut de courte durée. « Je viens de me rendre compte que les réserves de lait sont à sec. Je vais devoir descendre en chercher, tu gardes la maison pendant ce temps ? y voyant une bonne occasion pour poster sa lettre, le docteur Yearling fronça les sourcils pour marquer son désaccord.
-Tu es sûr de pouvoir voler correctement ? demanda-t-il, dubitatif. Sa fille écarta en grand ses ailes, comme elle le ferait lors d'une visite médicale.
-Cela fait un moment que je ne m'en suis pas servi, mais je suis certaine d'y arriver ! » Son géniteur s'approcha de l'aile droite tendue, fit semblant d'observer les rémiges fraîchement reconstituées, puis secoua la tête. « Non, tu n'es pas encore prête. Mais ce n'est pas grave, je vais y aller moi ! »
En entendant le verdict, Alice ne put s'empêcher de soupirer. Elle n'était pas dupe et devinait certainement les vrais motivations de son père, pourtant cela ne l’empêcha pas d'accepter sa décision sans discuter. « Quelle quantité je dois prendre ? demanda-t-il tout en harnachant à son dos le sac à provision.
-Oh, prend juste de quoi tenir un jour de plus, ce sera amplement suffisant. » Philéas acquiesça et ouvrit en grand la porte d'entrée. Le vent avait quelque peu forci et la luminosité s'était considérablement détérioré au point que l'étalon -sur le point de décoller- eut un instant d'hésitation. Devait-il faire preuve d'un minimum de prudence et prendre son équipement de vol aux instruments ? Voyons, son altimètre avait rendu l'âme depuis plusieurs années, ses lunettes de protections étaient fendues, et sa boussole s'était égaré. En fait, cet inventaire mental venait de répondre à sa question. Après un bref salut adressé à sa fille, le docteur Yearling prit son envol.
***
« Mais non, je ne veux ni fromage, ni crème, juste du lait ! » Philéas avait crié, même si n'aurait pas dû, il avait crié. Assis confortablement derrière son comptoir, le vendeur leva à peine un sourcil devant ce haussement de ton. Au contraire, voir son dernier client de la journée perdre ainsi son sang-froid semblait le réjouir au plus haut point. « Mais ne vous énervez pas cher monsieur ! reprit-t-il d'une voix traînante. Si je vous pose la question, c'est que la plupart du temps les gens qui prennent du lait parce que c'est moins cher n'aiment pas du tout le goût, alors que mes fromages sont pourtant très réputés ! » son interlocuteur passa un sabot sur son visage. Bon sang, que ce poney était idiot ! Abusant de sa maigre patience le docteur Yearling reprit. « Ce lait n'est pas pour moi. C'est pour… Oh et puis zut ! Contentez vous de me dire le prix et ce sera très bien ! le terrestre leva de nouveau son sourcil, plus haut cette fois-ci.
-Très bien monsieur, cela fera 5 pièces le litre… » le pégase blanc soupira de soulagement et sorti de son sac la somme nécessaire. Un instant, l'idée de remercier le marchand une fois la transaction terminée l'effleura. « … Par contre pourriez vous me donner votre contenant afin que je puisse le remplir ? termina l'autre avec un grand sourire.
-Pardon ?
-Vous souhaitez acheter un produit liquide, il faut bien disposer d'un récipient pour pouvoir le transporter.
-Mais je n'en ai pas ! cria Philéas, au bord du désespoir. Du coin de l’œil, ce dernier ne cessait d'observer le ciel où les premières étoiles commençaient à apparaître. Encore quelques minutes et il serait incapable de rentrer chez lui.
-C'est bien dommage pour vous, monsieur. Si vous auriez voulu acheter un fromage, il n'y aurait pas eu de problème, mais là… le commerçant leva les yeux à la verticale, comme s'il était en proie à d'importantes réflexions. Finalement il reprit : Bon, comme je suis une bonne personne, j'accepte de faire un geste et de vous vendre une bouteille vide.
-Combien ?
-Oh, mais je ne sais pas ! Il faut que je fasse une estimation, attendez une minute.
-D'accord mais faites vite, par pitié ! » Le terrestre commença tout d'abord par chausser ses lunettes, puis extraya un calepin et une plume de son tiroir-caisse. L'encre malhabile commença à imprégner le papier au point de le rendre humide. Malgré cela, le météorologue parvenait encore à déchiffrer les valeurs inscrites, en l’occurrence le prix au kilo du verre et la masse d'une bouteille.
Le produit effectué à la force de ses méninges, le vendeur annonça fièrement la somme totale à payer. Sans se soucier de l'erreur -volontaire ou involontaire- de calcul, Philéas paya, enfonça avec une violence imprudente son achat dans son sac et tourna les talons. Au moment où le pégase prenait son impulsion pour décoller, il entendit le fromager le héler âprement. « Docteur Yearling, vous avez fait tomber ceci ce matin ! » L’intéressé tourna la tête, tenta de faire rempart avec son sabot, mais ne fut pas assez rapide.
***
Sitôt rentré chez lui, l'infortuné pégase se dirigea droit vers la salle de bain. Là, il prit un long moment pour ôter de son visage et de sa mémoire la mésaventure dont il avait été victime.
Redevenu un peu près présentable, Philéas déposa dans la cuisine les provisions qu'il avait chèrement payé avant de se diriger vers la chambre d'Alice. Un premier doute l'assaillit au moment où il passa devant le salon. En plus de la disparition du landau, plusieurs cadres avaient étés vidés de leur contenu. Presque instinctivement, l'étalon pressa le pas.
La porte était légèrement entrouverte, laissant apparaître un mince filet de lumière. Pourquoi Alice avait éclairé la pièce alors que son enfant essayait de s'endormir ? Ce n'était pas bon, pas bon du tout. Les gonds doucement sollicités gémirent, donnant une touche lugubre à l'instant.
La première absence qui toucha le docteur Yearling fut celle de Scootaloo, puis celle de son lit, puis celle de ses jouets. Par chance, Alice n'avait pas disparu, mais ce qu'elle était en train de faire toucha son géniteur comme jamais auparavant. Posée sur le lit soigneusement refait, une valise était ouverte, sa propriétaire s'affairant à la remplir.
« Et bien, tu en as mis du temps ! S'exclama-t-elle en ajoutant un nouveau livre d'archéologie au contenu déjà fourni de sa malle.
-Où est Scootaloo, Alice ? demanda mécaniquement Philéas. Ses interrogations étaient nombreuses, et cette question semblait parfaite pour introduire celles qui allaient suivre.
-Mais elle est retournée chez ses parents voyons ! Ils l'ont déposée ici tôt ce matin et sont venus la chercher il y a une dizaine de minutes à peine.
-Quoi ? cette première révélation occulta immédiatement toutes celles qu'il attendait encore. Face à son étonnement, la jument au crin argent secoua la tête, mi-attristée, mi-déplorée.
-Pauvre et stupide père, tu as vraiment cru à toute cette mise en scène. Je n'ai même pas envie d'en rire. » En effet, le météorologue ne trouvait pas ça drôle, pas drôle du tout. Comment sa propre fille avait pu créer un mensonge aussi gros ? Et comment diantre avait-il été incapable de s'en rendre compte ?
Trop occupé à tenter de recoller les morceaux, il ne réagit pas quand Alice referma sa valise et passa devant lui en l'emportant sur son dos. La ponette avait déjà quitté la pièce quand son père se reprit. « Où vas-tu comme ça, Alice ? l’intéressée soupira, presque soulagée de le voir enfin réagir.
-Je pars vivre ma vie, papa. Loin d'ici. J'en ai assez de rester enchaîné à ce nuage, en attendant que tu ai trouvé de quoi faire de moi. Je ne suis pas un simple animal domestique que l'on tient en laisse ; je suis une jument qui a des désirs, des rêves, rien que tu ne puisses contrôler. Mais comment pourrais tu me comprendre, toi le mâle qui n'est pas capable d'estimer l'âge et la durée nécessaire à une grossesse ! une nouvelle fois, Philéas tomba des nues. Péniblement, il se força à focaliser son attention sur ce qu'il jugeait le plus important.
-Mais tu ne peux pas faire ça ! Tu es encore trop jeune pour quitter la maison !
-C'est vrai, tu as raison. C'est pourquoi il me faudrait ta signature sur cet écrit. » elle extraya alors d'une poche latérale de sa valise une liasse de documents officiels qu'elle posa sur la table. Il suffit d'un seul coup d’œil porté sur le dessus de la pile pour que l'étalon identifie leur utilité et ce qu'Alice souhaitait qu'il fasse avec. Son ex-femme avait jadis ratifié des papiers semblables, la déchargeant de toutes ses responsabilités envers sa fille. Simultanément, dans cette même pièce, Philéas avait administrativement récupéré cette garde vacante. Procédure peu conventionnelle pour un couple divorcé, elle permettait également à un jeune poney d'être libéré de la garde parentale avant sa majorité, selon la loi d'Equestria.
Le docteur Yearling demeura un instant silencieux, époustouflé par l'audace de sa fille. Signer ce contrat, c'était avouer être incapable d'assumer son rôle de parent, et par conséquent abandonner toute dignité. À moins d'avoir été reconnu coupable d'ingérence à l'issu d'un procès, aucun pégase n'avait accepté une telle humiliation. Alors comment Alice pouvait-elle croire que dans cette maison, sans juré ni témoins, elle obtiendrait gain de cause ?
« Tu vas poser tout de suite cet attirail et filer dans ta chambre ! Cela t'apprendra à me provoquer de cette façon ! cria-t-il à sa fille de sa voix la plus intimidante. Loin d'être impressionnée, la ponette au poil ocre répliqua d'un ton neutre :
-C'est étrange, j'étais certaine que tu réagirais de cette façon, elle posa sa valise et s'y adossa. Son visage devint dès lors sérieux, plus fermé. Curieusement, Philéas trouva sa fille beaucoup plus âgée. Papa, si j'ai amené Scootaloo ici, si je t'ai délibérément menti sur ses origines, ce n'est pas pour rien. Quand je me suis rendu compte que cet étalon -Shining Armor- avait envoyé sa photo, j'y ai vu une bonne occasion pour mettre en place la mise en scène de cette journée. Le but de la manœuvre, quelque peu idiote je l'avoue, était de te dégoûter au point de ne souhaiter qu'une chose : Mon départ. Si mon plan avait fonctionné jusqu'au bout, je t'aurais confié mon désir de partir à Canterlot, ce que tu aurais immédiatement accepté, me laissant ainsi libre.
« Mais si je t'avoue ceci, si je suis aussi honnête avec toi, c'est que désormais la donne a changé. Il n'y a pas une heure, tu m'as en effet avoué un élément troublant sur ton passé, ou plutôt sur notre passé. » Philéas n'eut pas besoin d'en entendre d'avantage pour deviner à quoi Alice faisait allusion. Il aurait aimé pouvoir se défendre, dire qu'il avait tout fait pour se racheter, mais la jument poursuivie. « Si l'on y ajoute à cela la mutilation de mon aile droite, ton irrespect envers les poneys terrestres, ta cruauté envers Scootaloo -ne fais pas l'innocent j'ai entendu l'histoire que tu lui as raconté-, et surtout ta patente misogynie, je pense que le juge sera tout à fait enclin à me laisser vivre ma vie loin de toi.
-Tu veux dire que tu cherches à me poursuivre en justice ?
-Oh non, je n'ai pas dis cela ! Disons plutôt que ce serait l'ultime solution si nous ne parvenons pas à trouver un accord. » Alice laissa le silence amplifier sa menace, un regard déterminé axé droit vers son interlocuteur. Ce dernier ne se laissa pas décontenancer et profita de ce court répit pour jauger la véracité de ses propos. Certes la section de ses rémiges pouvait s'apparenter à une forme d'abus de pouvoir, de même que le témoignage du fromager serait ennuyeux et surtout très gênant pour son image. Sur ces points, Alice avait juste. Pourtant, malgré d'autres éléments plus discutables, Philéas ne retenait que celui issu de son aveu. Pas qu'il soit réellement accablant car trop lointain, mais son impact persuasif devant un tribunal serait sans égal. Après tout, comment un étalon ayant abandonné sa femme alors qu'elle attendait son enfant pouvait être considéré comme digne d'assurer l'éducation de celle-ci ? Cette interrogation, le pégase blanc l'avait toujours redouté, et cette fois-ci il ne pouvait plus la fuir.
Le jour où il avait appris qu'il allait devenir père, le docteur Yearling avait eu très peur. Son honneur lui criait d'assumer ses actes et d'accepter la garde alternée qui lui était proposée, mais la simple idée d'avoir à élever une pouliche sans aucune aide ni expérience lui était insoutenable. Il se voyait déjà abandonner une partie de ses recherches, perdre son existence sociale, et même être la cible d'odieux commérages, cela pendant une durée au moins longue, sinon indéterminée. Rongé par la honte, il avait donc fait la sourde oreille aux lettre de son ex-femme qui, par chance, n'avait pas insisté.
Dix ans après, pour une raison qui lui était inconnue, le fantôme de son amour passé était reparu pour lui confier le fruit de leur union. Redevable, sujet à de lourds remords et désireux de se repentir, il avait accepté sans condition l'enfant.
Ne notant toujours aucune réaction de la part de son père, Alice écarta ses ailes et commença à échauffer ses muscles pectoraux. Geste anodin pour un pégase sur le point de décoller, il témoignait en réalité de la certitude dont faisait preuve la jument par rapport à la décision de son père.
« Alice ?
-Oui Philéas ?
-Ce que j'ai fait dans le passé est tout à fait répréhensible, je te l'accorde. Mais quand ta mère est venue ici pour me confier son enfant, j'ai immédiatement assumé mes devoirs de père ainsi que toutes les responsabilités qui en découlaient. De plus, malgré quelques maladresses de ma part, je n'ai jusqu'alors jamais failli à mon rôle. Ça, tu ne peux le nier !
-C'est tout en ton honneur, moi aussi je te l'accorde. Pourtant, je croie que ta vision de l'éducation est quelque peu vieillotte, voir même archaïque. Si tu t'étais un tant soi peu renseigné, tu saurais que la marque que nous portons sur le flanc n'est pas qu'une décoration. Cela fait des siècles que les jeunes poneys n'ont plus à exercer la profession de leur parents et peuvent suivre la voie tracé sur leur flanc. Alice orienta son corps afin de montrer la rose des vents gravée sur sa croupe. Moi, ça fait six ans que j'attends le jour où mes talents pourront être mis à profits ; six années que je subie les moqueries de tous, faute d’éléments pour me démarquer ; et tu penses réellement avoir remplie ton devoir ? » Sur ces derniers mots, la jument ocre s'était brusquement emporté. Le calme reparut rapidement sur ses traits, mais le mal était déjà fait : Philéas avait nettement perçu la douleur profonde à l'origine de cet emportement. Mélange de honte et de frustration, il émanait d'elle une aura de mal-être palpable qu'elle avait jusqu'alors cachée par fierté, ou par peur d'être incomprise.
Aussitôt, quelque chose bougea à l'intérieur du corps du pégase, comme un immense iceberg venant juste d'amorcer sa dérive. Il remonta lentement dans son abdomen, puis percuta violemment son cœur, se brisant sous l'impact.
Alors qu'Alice était sur le point de reprendre, son géniteur arracha violemment une de ses propres plume et apposa une signature carmin sur chacune des pages du document. La jeune Yearling parut très surprise par la brusquerie du geste, ce qui ne l'empêcha pas de récupérer promptement son sauf-conduit et de le mettre en lieu sûr dans une poche de sa valise. Encore étonnée, elle ne tarda pourtant pas à se diriger vers la sortie, sa valise et son père sur ses talons. « Tu reviendras de temps à autre ? demanda-t-il précipitamment.
-Je ne pense pas. J'ai l'intention de vivre sur terre.
-Alors écris moi !
-Ça par contre, c'est tout à fait possible… Adieu père. » La porte à peine franchie, elle prit son envol.
Presque à regret, le docteur Yearling constata que malgré ses plumes neuves et sa charge importante, la pégase n'avait aucune difficulté à se mouvoir dans les cieux. S'il l'avait inscrite au cours de vol, peut être aurait-elle pu devenir une brillante voltigeuse, qui sait ? Zut, avec la précipitation il avait oublié de lui demander sa destination, même s'il doutait fort qu'elle aurait accepté de la lui donner. Après tout ce n'était plus ses affaires, désormais.
Il fallut à Philéas Yearling plus d'une minute pour se rendre compte de ce qu'il avait fait. C'était comme si sa raison, son jugement et son sang-froid habituels l'avaient quittés au moment le plus crucial, le laissant nu et vulnérable. Même si la bise de la nuit n'était en rien glaciale, le pégase au crin bleu commença à frissonner. Bon sang, que s'était-il passé ? Les quatre pattes plantées dans son nuage solitaire, l'un des plus grands météorologue que les terres d'Equestria n'aient jamais porté remit sévèrement en cause un de ses actes.
Alice avait sans aucun doute surestimé les éléments supposés l'incriminer, et même si l'issu du procès aurait été difficile à prévoir, ses menaces s'avéraient être en réalité un bluff assez osé. À vrai dire, rien ne le contraignait réellement à accepter sa requête. Pourtant, il l'avait fait, et de manière aussi précipitée qu'irréfléchie. Alors quoi ? S'était-il laissé attendrir par la peine de sa fille ? Non, ce n'était pas possible, il devait y avoir autre chose…
Après quelques minutes de réflexion, Philéas avait écrit et s'était persuadé du scénario suivant : Fatigué par cette éprouvante journée, choqué par la révélation de son enfant, ses capacités cognitives avaient été grandement réduites. Il avait par conséquent, sous le couvert d'un acte de prudence, cédé à la voie de la facilité et s'était plié au chantage. Enfin, pour se faire une raison, il se dit que de toute façon, d'une manière où d'une autre, Alice aurait obtenu ce qu'elle voulait. Cette journée n'était en réalité qu'un coup de semonce tiré dans sa direction, prévenant l'arrivée de foudres bien plus dévastatrices.
Revenu en accord avec lui même, Philéas Yearling quitta la froideur de la nuit pour retourner à l'intérieur de son doux foyer, enfin débarrassé de toute compagnie. « Espérons juste qu'elle ne fasse pas de bêtises » Murmura-t-il à soi-même.
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