Nous étions le matin, et l'aurore commençait tout juste à repousser les ténèbres du règne de la nuit de sa lueur bleutée ; le soleil n'avait pas encore point de derrière les montagnes que déjà, le Royaume Equin d'Équestria sortait peu à peu de sa létargie, s'emplissant de couleurs, du parfum des fleurs et du chant des oiseaux.
Toutefois, les habitants de la capitale du royaume auraient eu bien du mal à goûter à ces délicatesses ; soucieux de ne pas laisser perdre la précieuse lumière du jour, ils n'avaient pas tardé à vaquer aux activités indispensables à leur subsistance, changeant la ville et ses alentours en quelque fourmilière bruyante et dépourvue de cohérence. Tel quelque monstrueux organisme vivant, celle-ci attirait les récoltes des fermes environnantes en de longues files de charrettes, comme pour satisfaire une faim éternelle ; ses artères se bouchaient fréquemment, à l'occasion d'une roue brisée ou d'un sens contraire , engendrant disputes et éclats de voix; dix mille foyers absorbaient l'air froid et matinal, et dix milles cheminées recrachaient leurs exhaltations noirâtres et âcres dans les cieux, avec l'espoir qu'elles fussent conduites au loin par quelque vent purificateur.
Harnachés à leur chargement, les robustes poneys des campagnes chargés de mener à bien cette mission d'approvisionnement de la cité, progressaient péniblement dans les rues pentues, étroites, sommairement pavées et couvertes d'une épaisse couche de boue, qui n'était pas exactement de la boue, qui formaient le réseau de circulation de Nombreux-Galops ; entre eux se faufilaient les habitants à proprement parler de la capitale, filant chacun vers une destination qui lui était propre et connue de lui seul. La rue était partagée par les saltimbanques et les financiers, les rebouteux et les vauriens, la Garde Royale et ce que la rue comptait comme malfrats ; elle était également partagée par un jeune licorne au teint gris acidulé et à l'habit bleu et étoilé. Sur son chapeau en pointe était fixé quantité de grelots tintant au rythme de son trot pressé, lesquels étaient le témoin de quelque origine aisée en ce temps où le métal était denrée rare, et également un accessoire vestimentaire souvent adopté par les poneys à l'emploi du temps chargé, qui facilitait la traversée des foules à son propriétaire en signalant sa présence de loin.
Sourd aux poneys qui se bousculaient et s'invectivaient autour de lui, aux sans-logis qui essayaient d'accrocher sa blouse de magicien en invoquant sa miséricorde et sa générosité, dissimulant sous des couches de tissu crasseux quelques horribles malformations qui n'existaient que dans l'imagination des passants, et autres distractions pour lesquelles il n'avait pas le temps, le jeune licorne progressait en direction du palais royal. Son nom était Vortex "Le Glabre" d'Étoiles.
Il fit cependant halte à un troquet qui se trouvait sur son chemin, amas sans beauté de planches fendues et de clous tordus, qui n'attendait certainement qu'une bourrasque un peu forte pour s'effondrer et être reconstruit, en un cycle sans fin. L'intérieur n'était pas très différent de la rue : d'autres poneys épais et anonymes parlaient haut et fort, levaient leur chope de cidre et la frappaient sur le bois inégal des tables en réclamant qu'on veuille bien leur faire le plein ou jouaient aux cartes dans l'atmosphère nauséabonde et opaque de fumée. Aussitôt qu'il referma la porte, le patron du bar se retourna, reconnaissant le chant des grelots.
"Vortex le Glabre ! s'écria t-il avec nonchalance, d'une voix enraillée par le tord-boyau, la chique, les énormes cigares qu'il fumait sans s'arrêter et Celestia savait quoi encore, en laissant apparaître ses dents jaunes et rescapées, qu'est-ce que je te sers, mon poulain?"
"Même chose que d'habitude, chef" répondit Vortex d'Étoiles en escaladant un tabouret du comptoir.
"T'es comme moi, tu préfères pas changer." fit remarquer le patron en se retournant pour prendre une assiette en bois. Il cracha dedans, l'essuya du torchon suspect qu'il portait toujours sur l'échine, vérifia qu'elle brillait et s'en alla arracher une touffe de paille de la botte de foin qui trônait derrière le comptoir, rajouta une louche de gruau et fit glisser le repas ainsi obtenu devant le licorne attablé.
Vortex d'Étoiles n'était pas du genre à fréquenter les bars. Encore moins les infâmes troquets populaires, mais à défaut d'être différent de tous les autres à Nombreux-Galops, celui-ci présentait l'avantage d'être sur la route qui le menait au palais, et lui-même n'était pas un poney difficile ; il avait donc pris l'habitude de s'y arrêter pour prendre son petit-déjeuner, chose qu'il préférait faire ici qu'au palais pour diverses raisons. Derrière lui, par dessus le brouhaha général, quelqu'un vociféra quelque chose à propos d'un deuxième as de coeur dans le jeu de carte ; l'on entendit des raclements de chaises, une table qui se renverse et des poneys qui s'empoignent. Des sifflements et encouragement pour l'une ou l'autre des deux parties s'élevèrent, puis la compagne du tenancier apparut depuis l'arrière-boutique ; c'était une jument encore plus lourdaude que son mari, à l'allure gauche, pataude et trompeuse, à la fois crainte et respectée par les habitués des lieux.
"D'où qu'ils mettent le bordel dans mon bar, ceux-là?!" beugla t-elle ; ceux qui se battaient se figèrent et regardèrent dans sa direction, mais elle s'était déjà élancée vers eux, creusant un sillon entre les tables resserrées et les clients à l'étroit. Elle se redressa pour saisir les coupables par la crinière, leur entrechoqua la tête pour les pacifier, attrapa le col de la guenille de l'un d'eux par les dents et traîna son chargement étourdi vers l'entrée comme s'il ne pesait rien, avant de les jeter dehors.
Un ange passa dans le bar ; puis, les respirations reprirent, les autres poneys se rassirent et le murmure recommença, devint rumeur puis le remue-ménage habituel.
Vortex d'Étoiles s'était à peine retourné ; c'était un spectacle ordinaire ici, à Nombreux-Galops. Il finit simplement de manger, et jeta deux pièces de cuivre sur le comptoir, avant de reprendre sa route.
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Arrivé au palais, le licorne se dirigea vers la bibliothèque sans tarder, pour profiter de sa relative basse fréquentation en cette heure matinale.
"Vortex d'Étoiles!" l'appela dans son dos la Princesse, d'une voix joyeuse. Encore vêtue de sa robe de chambre, accompagnée de l'une ou l'autre de ses conseillères, elle se dirigea vers lui au petit trot et serra fort le jeune poney contre sa poitrine chaude, son visage d'albâtre fendu d'un sourire ravi. La grande jument avait une personnalité tactile, et ne perdait pas une occasion de la mettre à profit, souvent aux dépens des cervicales de ses interlocuteurs
"Veux-tu prendre un thé à la cuisine? "lui proposa t-elle après avoir relâché son étreinte. Vortex d'Étoiles hocha la tête, le temps de reprendre son souffle.
Arrivés aux cuisines du palais, une cohorte de servantes se chargèrent de faire bouillir l'eau, de trier les feuilles, d'installer Sa Majesté et son hôte ; lui et la Princesse échangèrent quelques politesses, évoquèrent le beau temps, et il commença à lui parler de ses recherches lorsqu'on entendit des plaintes et des disputes de l'autre côté de la porte ; le battant s'écarta, ouvrant le passage à l'Autre Princesse, qui envoya paître une énième servante, laquelle disparut lorsque le panneau de bois se referma.
"Ah, notre Soeur!" s'écria la jument bleue en se dirigeant vers eux d'un pas impatient ; elle était décoiffée et paraissait épuisée. "Nous avons passé la nuit à lustrer les étoiles et à polir le disque lunaire, et savez-vous ce que le peuple nous a dit? "
"Non, je ne sais pas." répondit sa soeur, qui savait parfaitement, s'efforçant néanmoins d'afficher une mine intéressée.
"Nous allons vous en tenir instruite en un mot : RIEN!" lâcha amèrement Luna, avant de s'ébrouer et de plonger le nez vers le bol de porcelaine fumant qui était apparu devant elle sans qu'elle n'aie rien demandé.
"Ils étaient peut-être fatigués, ma chérie, lui rappela avec douceur la jument blanche. Nous sommes en période de récoltes, le peuple a besoin de dormir pour reprendre des forces."
"Ils sont toujours en train de dormir! gémit sa soeur. La nuit est si ennuyeuse, c'est comme si nous avions été exilée seule sur la lune. Nous désirons aussi faire la justice, torturer des bandits, gérer les affaires du royaume..."
"Nous avons déjà essayé, Luna, tu te rappelles? Tu m'avais supplié de reprendre les rênes du royaume et il n'était pas dix heures passé." lui dit la Princesse en remettant de l'ordre dans les cheveux bleutés.
"Mais l'autre option n'est pas plaisante non plus!" s'écria sa soeur en soustrayant sa crinière aux attentions de la jument blanche ; elle se recroquevilla et cacha son visage entre ses sabots. "Oh, nous nous sentons tellement inutile..."
"Je suis sûre que ça ira mieux la nuit prochaine, ma chérie", la rassura Celestia en se penchant pour la serrer dans ses bras. Elles restèrent ainsi une longue seconde, silencieuses.
"Nous réessayerons de faire une lune rouge ce soir." pensa Luna à voix haute, sur un ton songeur; sa soeur frémit. Elle et Vortex d'Étoiles s'échangèrent une grimace de dégoût.
"Ce qui compte, Luna, c'est d'essayer, mais as-tu déjà songé que tu puisse être un peu trop jeune et inexpérimentée pour réussir un tel sort?" lui demanda sa soeur, sur un ton si faussement encourageant que seule Luna s'y laissa prendre. "Pourquoi ne pas essayer d'en faire une, disons... Une verte, par exemple? Je suis sûre qu'on peut trouver une méthode très simple pour faire une jolie lune verte ou multicolore dans un de mes grimoires, nous regarderons ensemble, et..."
"Parce que!" l'interrompit sa soeur, s'arrachant à l'étreinte de sa soeur en repoussant son bras du sabot. "Le rouge se voit mieux, voilà tout. Comme ça, ils sortiront sûrement dehors pour faire la fête avec nous."
La jument bleue racla sa chaise et s'éloigna de la table, tête basse. "C'est l'heure de nous reposer. Amusez-vous bien, ma soeur."
Celestia ouvrit la bouche pour lui dire bonne nuit, songea que cela serait probablement peu adapté au contexte, garda son rictus le temps de trouver une réponse adaptée et, après une seconde beaucoup trop longue, lui souhaita finalement de bien dormir. Peu après, elle et Vortex D'Étoiles quittèrent eux aussi la pièce.
"Certains pourront penser que c'est une pouliche capricieuse, pourrie-gâtée, et ils auront raison" confia la Princesse au licorne qui trottait à côté d'elle.
"Mais la solitude dans laquelle elle se trouve plongée chaque nuit est bien réelle, et sa détresse me fait de la peine, je me sens coupable de n'être pas parvenue à l'intégrer à mes côtés dans la gestion du royaume. " poursuivit-elle d'une voix contrite. "Dès que possible, je l'éduquerai aux choses de la royauté et lui apprendrai à régner à mes côtés."
Vortex D'Étoiles tourna la tête vers elle. "En ce cas, Votre Majesté, pourquoi ne pas le faire maintenant? Levez-la dès l'aube. Investissez-la au maximum dans vos affaires, et regardez la se mettre au lit dès six heures du soir." lui suggera t-il, se doutant néanmoins que la mesure serait vaine.
"Car elle réessayera." soupira la jument blanche. "On ne peut pas la couper entièrement de la nuit, c'est sa période. Tant que cette idée de lune rouge lui trottera dans la tête, il sera risqué d'entreprendre quoi que ce soit."
Elle s'arrêta soudain, l'oreille tendue ; on poussait des cris et proférait des insultes au détour du couloir. Elle et le licorne trottèrent vers l'origine du chahut au rythme des grelots de ce dernier.
Il y avait là deux gardes royaux et quelques poneys locaux provenant très certainement des bas-fonds de Nombreux-Galops, à en juger par sa tenue ; le dernier était fermement maintenu par les deux premiers à l'aide de cordes tendues attachées autour du cou et que son escorte tenait par les dents, et probablement emmené dans une geôle, ou une cellule de décuvage ; il se débattait cependant comme un beau diable, maudissant ses gardiens et leur donnant tout le fil à retordre qu'il pouvait. En voyant apparaître la Princesse, les trois poneys se figèrent ; profitant de l'abaissement des défenses de leur prisonnier, les gardes tirèrent sur leur corde respective en appuyant dessus avec violence, plaquant la tête de leur captif contre le carrelage glacial.
"Qu'est-ce qui se passe, ici?" lança sévèrement la Princesse, les lèvres pincées.
Un des gardes lâcha sa corde, porta un sabot à son front pour saluer la figure royale et le reposa aussitôt. "C'est une bonne chose que nous vous trouvions ici, Votre Majesté ! Nous avons capturé cet empoisonneur de puits, et nous apprêtions à le mettre au cachot, dans l'attente de votre jugement."
"Un empoisonneur de puits?" répéta la jument royale, feignant l'effarement. "C'est extrêmement grave, la ville vous remercie de l'avoir arraisonné. Quel poison utilisait le scélérat?"
"La carbamide, votre Altesse."
Celestia releva la tête, l'oeil terrible, les traits figés, considérant son sujet comme un insecte à écraser; celui-ci se risqua à regarder en l'air, regretta aussitôt son geste et cacha son visage dans ses sabots, se mettant à trembler comme une feuille. "Je vous en prie, votre Majesté, je-j'étais ivre ! Je n'avais plus les idées claires!" gémit-il, comme si cela avait pu lui permettre de repartir libre.
"Alors, il ne fallait pas boire, criminel." lui répondit la Princesse en détachant chaque mot, des icebergs dans la voix. "L'ivresse n'excuse rien, particulièrement à Nombreux-Galops."
Son interlocuteur considéra cette réponse, puis émit un couinement terrifié, essayant de se prostrer davantage.
"Que fait-on de lui, votre Majesté?" demanda l'autre garde.
Celestia resta silencieuse pendant quelques secondes ; elle considérait la nature du crime, les peines envisageables, et son emploi du temps.
"La roue pour ce délinquant ! " trancha t-elle d'un ton solennel. "Sur-le-champ ! Érigez l'instrument des supplices sur la place de la ville !"
"Non ! Je vous en prie ! Ayez pitié ! " l'implora le prisonnier ; ses supplications ne rencontrèrent qu'un mur, froid et impérieux. Il tira sur ses liens pour s'enfuir, mais un garde détacha une de ses lanières de cuir et lui cingla la croupe pour obtenir sa coopération. La Princesse et le licorne regardèrent cet attirail s'éloigner ; les cris du vaurien résonnèrent longtemps dans les couloirs, bien après qu'ils aient disparu à la première bifurcation.
"Que dirais-tu de prendre le petit déjeuner au soleil?" proposa Celestia au jeune poney, lui adressant un clin d'oeil.
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"Non, arrêtez ! Je vous en- Blurp!"
"Regardez, il en a plein la bouche !"
"Mort au criminel !"
Entouré par une foule hilare, au centre de la place, le poney que les gardes avaient attrapé tantôt était solidement lié à une sorte de grande roue à aubes, que d'autres poneys en armure faisaient tourner en poussant les manivelles situées aux deux extrémités du moyeu ; il avait été attaché face vers le ciel, et au bas de la roue se trouvait un grand bac rempli de matière humiliante, dans laquelle la victime allait régulièrement plonger, pour en ressortir couvert d'immondice et de honte. Le spectacle déclenchait les rires des poneys qui passaient et s'étaient arrêtés pour assister à l'exécution, et manifestaient leur amusement par des sifflets, des insultes et des tomates blettes lancées en direction du captif.
Du balcon royal érigé au bord de la place, protégée de l'intense lumière par un drap tendu, Princesse Celestia regardait elle aussi le spectacle, gloussant quelquefois, Vortex d'Étoiles à ses côtés, qui ne partageait que moyennement la gaieté générale ; elle finit de sucer un os de perdrix qu'elle cracha sur la table, avant d'arracher la cuisse d'un autre des gibiers qu'une suite de cuisiniers avaient apportés sur des plateaux d'argent grâce à sa magie, et d'en défaire la viande d'un coup de dents.
Le poney gris-citron avait lu que les Alicornes, de part la quantité de magie qu'elles mobilisaient rien qu'en existant, avaient besoin d'apports énergétiques qui n'avaient rien à voir avec le commun des mortels, même ces Terrestres qui labouraient la terre tout le jour durant sous un soleil de plomb ; Celestia avait le coeur sur le sabot, et elle lui avait souvent proposé de venir déjeuner au château. Cependant, en voulant offrir le meilleur, le plus fin et le plus rare à ses hôtes, elle paraissait incapable de comprendre qu'un poney ordinaire puisse, doive même, se contenter de foin, et il s'arrêtait désormais dans ce bar avant d'arriver au château, prétextant une tendance à faire des malaises s'il partait de chez lui à jeûn.
"Cela suffit, décréta la jument solaire. Arrêtez la roue !"
Les gardes cessèrent de manipuler les manivelles, et poussèrent la roue pour présenter la victime à sa Reine ; le supplicié cracha, toussa et eut des hauts-le-coeur, il pleurait de rage et de dégoût.
"La prochaine fois, parjure, ce seront des braises" lui murmura t-elle doucement ; elle avait toutefois utilisé la Voix Royale, et toute la foule l'entendit clairement.
"Libérez-le." ordonna t-elle ensuite.
Les poneys en armure défirent les liens du prisonnier, qui tomba au sol, se redressa et s'enfuit en titubant, sous les huées et les jets de farine de l'assistance. Bientôt, la foule se dispersa, les gardes commencèrent à démonter le dispositif, et le spectacle fut terminé. De retour au château, Vortex D'Étoiles rappela à la Princesse l'importance de ses recherches, et elle le laisse à la porte de la bibliothèque royale, où il resta jusqu'au soir, plongé dans des livres que personne n'avait ouvert depuis des siècles.
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La nuit était tombée, et un vent frais caressait les toits de chaume de la ville endormie. Seules les lueurs de quelques torches piquetaient l'obscurité silencieuse de Nombreux-Galops ; les rues étaient vides, tout le monde, les saltimbanques et les financiers, les rebouteux et les vauriens, la Garde Royale et ce que la rue comptait comme malfrats étaient allés s'abriter dans la chaleur, ou la misère, de leurs foyers respectifs, et seuls trompaient la solitude quelques chats errants, ainsi que de rares poneys insomniaques, levant les yeux vers le curieux spectacle qui, depuis peu de temps, troublait quelquefois la morne régularité du paysage céleste.
Accompagnée de Vortex D'Étoiles, Princesse Celestia émergea de l'escalier qui menait au Belvédère de la Lune, endroit du château où sa soeur se rendait habituellement pour lever l'astre des nuits, et lui faire prendre la course qui lui ferait traverser la voute céleste. Il s'agissait d'une tour au sommet tronqué, entourée par les flèches de ses soeurs qui la dépassaient de peu. La terrasse du sommet était un disque pavé d'une quinzaine de mètres de diamètre, sans garde-fou ; un vaste croissant lunaire fait de pierre plus claire, qui brillait d'une lueur pâle pendant la nuit, en était le principal ornement.
Vue d'entre les toits côniques des autres parties du château, le disque lunaire paraissait énorme ; et, ce soir-là, sa couleur prenait des tons rouge brique, comme pendant une éclipse, et il s'agissait de l'objet de la visite de Celestia. La Princesse de la Nuit se tenait en lévitation à quelques mètres de la terrasse, les bras levés et écartés, présentant son poitrail à l'astre des nuits, s'offrant presque à lui ; yeux fermés, elle chuchotait et marmonnait des incantations cryptiques, qui paraissaient faire écho contre un invisible espace clos.
"Ma soeur !" lui lança Celestia. "Je t'en prie, redescends !"
Luna sursauta, et se retourna, l'air féroce. "Que faites-vous ici, ne devriez-vous pas être couchée!? Allez vous-en ! Vous nous déconcentrez !" lui répondit t-elle sèchement.
"C'est peut-être un sort dangereux, tu ignores tout des conséquences qu'il peut avoir !"
"Il fera une lune à l'éclat flamboyant, qui poussera certainement nos sujets à mettre le nez dehors ! On dirait que vous dites cela uniquement parce que le livre était laidement relié. Depuis quand jugez-vous un livre sur sa couverture, ma Soeur?"
"Depuis que j'ai envoyé nos troupes émonder l'armée des barbares Zèbres venant du Sud, et que j'ai brisé le crâne de leur monarque de mes propres sabots, lui rétorqua Celestia avec impatience. Tout comme j'ai émondé leur armée et piétiné leur monarque les années précédentes."
"Là, vous voyez? Vous avez toujours l'occasion de vous amuser ! À présent, c'est notre tour, laissez-nous tranquille!" riposta la jument bleue. Sans attendre de réponse, elle leur tourna le dos et reprit ses murmures inquiétants.
Celestia eut un tic énervé ; son sabot râcla le sol. "Elle est têtue comme une mule. Vortex D'Étoiles, vite, lance le Sort de l'Échec."
"A votre service, Votre Majesté" répondit-il ; il pencha la tête, sa corne brilla, et un trait de lumière frappa la Princesse de la Nuit, qui glapit de surprise. Elle perdit ensuite connaissance, et chuta vers les dalles, avant de se faire rattraper par une nacelle magique à peine visible ; Celestia s'assit par terre, et posa sa soeur endormie sur ses jambes. Celle-ci se débattit faiblement, grogna et gémit, rêvant en quelques secondes qu'elle passait la nuit à essayer de créer la Lune Rouge sans le moindre succès ; puis, sa respiration se calma, elle émit une plainte fatiguée, et s'endormit profondément.
La Princesse contempla sa soeur endormie, et tourna la tête vers le jeune licorne. "Cela fait au moins la dixième fois. Il est incroyable qu'elle essaye encore. Ce pourrait être une si bonne reine, dommage qu'elle s'obstine pour... pour ça." dit-elle tristement en désignant du menton l'énorme Lune, qui perdait peu à peu de ses couleurs.
L'aversion que ressentait Luna pour son rôle de gardienne de la nuit était ancienne. Cependant, la situation prit une dimension nouvelle, inquiétante, le jour ou Luna dénicha dans le rayon des livres pour poulains de la bibliothèque un ancien grimoire qui n'avait rien à faire là-bas, comme s'il était allé s'y ranger de lui-même, et qui se trouvait être l'ouvrage le plus monstrueux que Celestia n'aie jamais vu.
Sa couverture violette sombre semblait taillée dans du cuir et des côtes de poney, et paraissait munie de quatre ou cinq paires d'yeux, de toutes tailles et répartis n'importe où, qui s'entr'ouvraient pour examiner leur environnement lorsque personne ne regardait le livre, et se refermaient bien vite lorsqu'on leur prêtait attention, juste pour que le curieux croie les avoir aperçu du coin de l'oeil, mais ne puisse jamais vérifier ce qu'il avait vu.
Ses pages irrégulières portaient une écriture tourbillonnante, arachnéenne, ne ressemblant à aucune langue connue mais pourtant parfaitement compréhensible, ainsi que des figures et schémas faits de traits mélangés qui donnaient le vertige ; il paraissait référencer dans le désordre des sorts étranges, inconnus, sans dire de manière précise ce qu'ils produisaient réellement. Qui faisait quelque chose d'aussi anodin qu'examiner les enluminures de la tranche sentait immédiatement sa raison basculer vers la folie, et lorsque Celestia avait essayé de lire la première page de la préface, elle avait passé la nuit suivante à délirer fiévreusement, prise au piège d'horribles cauchemars.
Luna avait feuilleté ce livre, l'avait lu comme s'il s'était agi d'une fable illustrée, et avait même essayé de faire des choses "comme dans le livre", ne connaissant néanmoins que peu de succès de part son inexpérience. Lorsque Celestia l'avait prise sur le fait, elle lui avait aussitôt confisqué le livre, qu'elle avait jeté dans quelque cave pour objets étranges, d'où (elle l'avait espéré très fort), il ne ressortirait jamais, et avait verrouillé la porte, tenant la situation comme réglée.
Mais la jument bleue avait été fascinée par un sort en particulier, un sort qui touchait à son propre corps céleste, et qui semblait apporter des réponses à l'adversité qu'elle traversait ; Celestia la vit refaire ce sort, nuit après nuit, et comprit qu'elle avait appris la page par coeur, et que ça ne s'arrêterait jamais. Voyant l'avancée inquiétante de sa soeur, et les difficultés qu'elle avait à consacrer du temps pour s'occuper de cette affaire, elle avait décidé de prendre en stage anticipé le meilleur élément de l'académie de magie de Nombreux-Galops, qui se trouvait justement être Vortex D'Étoiles le Glabre, et de lui confier l'importante mission d'enquêter sur ce sort, de trouver un moyen d'en détourner Luna.
"Votre altesse, j'aimerais vous présenter quelque chose." commença Vortex D'Étoiles ; il baissa les yeux, comme s'il regrettait déjà de les avoir menés dans cette direction, puis se ressaisit, car il savait que c'était important. Le licorne fouilla dans sa sacoche, en tira un parchemin roulé qu'il tendit à la Princesse ; il détourna le regard, gêné, alors qu'elle le déroulait ; elle eut une légère réaction de recul en comprenant de quoi il s'agissait.
"Mais... Mais je voudrais guérir ma soeur, pas la bannir !" gémit Celestia d'une voix aigüe, le regardant de ses yeux humides. "La situation est-elle vraiment aussi désespérée?"
Vortex D'Étoiles regardait ses sabots, honteux. "Mes recherches sur le sort de la Lune Rouge avancent lentement, mais chaque chose que j’apprends est pire que la précédente. Il... il est possible que la Lune Rouge corrompe son coeur, si profondément qu'elle risque de se changer en monstre."
Il frappa le pavage du pied et redressa la tête. "Ma Reine ! J'ai tout l'espoir de croire que nous arriverons à faire entendre raison à votre soeur. Cependant, si les choses tournent mal, il nous faudra penser au reste, à votre peuple. Il nous faudra... sauver Équestria."
La jument blanche le regarda, puis reporta son attention sur le parchemin pour le relire à voix haute. "Exil Millénaire Sur La Lune : Mobiliser La Puissance Des Éléments De L'Harmonie Pour Corriger Un Problème En Effaçant L'Énoncé. Mille ans, Vortex D'Étoiles, c'est une éternité, même pour nous, n'y a t-il pas moyen d'abaisser cela à dix ans? Un?"
Le licorne hocha la tête par la négative, en soupirant. "Les sorts d'exil sont un domaine des sorts mal exploré, à la frontière entre la magie blanche et les sciences occultes... La plupart de ceux qui existent marchent définitivement, et il semble que la difficulté du sort est inversement proportionnelle à la durée de l'effet, pour éviter les abus, et que le lanceur soit autant affecté que la victime. Celui-ci est, actuellement, le seul que j'ai trouvé qui aie un effet limité, et seuls la puissance des Éléments permet de le lancer. Si Votre Majesté le désire, je puis certainement poursuivre dans ce sens, et-"
"Non." le coupa t-elle ; sa voix s'était légèrement grippée. Elle roula le parchemin et lui tendit. "Ce n'est pas une solution. Abandonne les recherches sur le sort lui-même, nous en savons assez. Désormais, concentre-toi uniquement sur le moyen de protéger Luna."
Vortex D'Étoiles rangea le parchemin, et s'excusa humblement d'avoir pu la choquer.
Entre eux deux, la jument bleue gémit, se repositionna et porta un sabot à sa bouche ; cela déclencha son réflexe de tétée, et sa soeur et le magicien contemplèrent un instant son visage paisible.
"J'aurais aimé qu'il suffise de lui expliquer, Vortex D'Étoiles, soupira Celestia. Malheureusement, elle ne comprend pas pourquoi c'est dangereux. Elle est trop immature pour cela."
"Mais n'êtes-vous pas nées en même temps?" s'enquit le poney. "Elle n'est pas...?"
Il baissa la tête, préférant la laisser finir.
Celestia le regarda avec étonnement. "Non, non, bien sûr que non ! Elle est tout à fait normale pour une pouliche de son âge - enfin, de son stade de développement. En vérité, c'est moi qui suis en avance."
L'alicorne leva un regard vide vers l'horizon obscur. "Lorsque Mère m'a mise au monde, elle savait que son heure était proche, alors dès que j'ai su aligner quelques mots, elle m'a mise sur le trône, et m'a enseigné la manière de régner. Lorsque j'en sus assez, elle m'a fait cadeau d'une soeur, Luna, pour ne pas que je sois seule lorsqu'elle nous quitterait. Ce qui n'a pas tardé, au demeurant."
Son étreinte se resserra sur la jument bleue. "Je n'ai pas exactement eu d'enfance. Elle, difficile à dire. Je suis sa soeur, et un remplacement de fortune pour la figure maternelle qu'elle n'a jamais connu. Même si nous ne cessons jamais de nous disputer, nous avons besoin l'une de l'autre."
Vortex D'Étoiles hocha la tête, une fois encore, conscient du caractère exceptionnel de cette confession, et regrettant d'autant plus d'avoir évoqué l'exil. Il contempla la nuit avec elle, silencieux.
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Le lendemain, le licorne repartit de la bibliothèque chargé d'ouvrages poussiéreux et d'incunables sans âge, et rentra dans la paix de sa chambre de bonne les étudier à la lumière du soleil. Il descendit se restaurer à son bar habituel, qu'une bagarre générale animait comme c'était le cas un jour sur deux, et rentra se plonger dans ses livres. Il ne se passa rien de la journée, et la soirée fut aussi morne qu'elle pouvait l'être. Pour ainsi dire, l'élément perturbateur attendit presque minuit pour se manifester.
On frappait à la fenêtre. Vortex D'Étoiles quitta sa paillasse en maugréant, enfila son chapeau et passa sa blouse sur son échine, se doutant néanmoins de la raison pour laquelle on le tirait du lit. Il ouvrit les volets et vit un fiacre royal arrêté juste devant les carreaux, ainsi qu'une lune prenant l'habituelle teinte de brûlé. "La Princesse a besoin de vous. Montez." lui ordonna le pégase en armure qui faisait l'attelage. Vortex D'Étoiles soupira, et enjamba le parvis ; le fiacre l'entraîna dans la nuit, et ils furent bientôt arrivés au palais.
La Princesse l'attendait à l'entrée ; ils escaladèrent sans tarder les escaliers de la tour au toit tronqué.
"Vous savez lancer le Sort de l'Échec, Votre Majesté" dit Vortex D'Étoiles alors qu'ils gravissaient les dernières marches. "Pourquoi avez-vous besoin que je sois à vos côtés?"
"J'ai peur de faire quelque chose de mal, répondit Celestia. Et c'est la première fois qu'elle essaye deux soirées consécutives. Penses-tu qu'il y ait moyen de renforcer le sort? Même s'il faut qu'elle rêve qu'on se moque d'elle, c'est cruel, mais je suis si inquiète..."
"Si on se moque d'elle, elle fera tout ce qu'elle peut pour réussir" répondit simplement Vortex D'Étoiles. "Nous nous contenteront de tuer sa tentative de ce soir dans l'oeuf, et demain, je regarderai comment-"
Il s'interrompit en voyant la princesse ralentir, puis se figer brusquement alors qu'elle émergeait de l'escalier dans la nuit ; la respiration de la jument s’accéléra, atteint une cadence de panique. Lui finit de grimper, et examina les environs ; il n'y avait pas de monstre, pas de maléfice en vue ; en réalité, il n'y avait rien. Puis il comprit que c'était justement le rien qui était la pire chose qui puisse leur arriver.
"Vous n'avez pas vérifié qu'elle était là-haut avant de m'envoyer chercher?" demanda sans vraiment le demander le licorne, en réalisant peu à peu à quelle vitesse la situation leur avait glissé des sabots. "Elle n'était pas surveillée constamment?"
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"J'aurais pu la mettre au cachot et demander qu'on la bourre de cachets jusqu'à ce qu'elle oublie ces horreurs, c'est vrai" tempêta Celestia alors qu'elle galopait dans les couloirs aussi vite que ses sabots glissants le lui permettaient, suivie de près par Vortex D'Étoiles, et de deux gardes volants qu'ils avaient ramassés au passage ; ils avaient déjà bousculé plusieurs servantes et laquais, renversant leur pile de linge, leur bassin ou Tarnation savait quoi, et la jument blanche n'en avait cure. "Ou lui mettre des claques pour lui faire entendre raison, et qu'elle grandisse un peu dans sa tête. Nous avons pris cette histoire à la légère, Vortex D'Étoiles, alors que dès le début, c'était une situation extrêmement grave."
Elle s'arrêta en dérapant devant une lourde porte colorée, dépourvue de poignée ; abaissant la tête, l'alicorne planta sa corne dans un orifice pratiqué sur le panneau et les battants s'ouvrirent, révélant une pièce peuplée d'objets brillants, et le magicien comprit qu'ils étaient dans le Hall des Artefacts.
Celestia alluma les torches d'une violente décharge magique, faisant de la lumière ; elle se dirigea d'un pas vif vers un miroir de la taille d'un plat.
"Miroir, mon beau miroir, révèle-moi qui est la deuxième plus belle du royaume, oh, je t'en prie, dépêche-toi..." lui dit-elle à bout de souffle et de patience.
"Alors, on veut renforcer son égo?" lui répondit le miroir d'un ton joueur, lui adressant un clin d'oeil. "Non content d'être la plus belle, on veut être sûr qu'on a de l'avance? On veut..."
"LA FERME !" aboya l'alicorne, folle de rage. "Montre-moi où est Luna ou je te refais le polissage à coups de sabot !"
Le miroir parut choqué ; l'image de la face rouge et déformée par la peur et la colère de Celestia devint trouble, et disparu, pour être remplacée par celle d'un lieu sombre, à peine éclairé par une lueur blafarde.
Pendant ce temps, Vortex D'Étoiles avait examiné les environs. Le premier élément qu'il avait repéré était les Éléments de l'Harmonie, rangés sur la complexe machinerie qui leur servait de socle. Il avait aussi regardé par les grandes fenêtres, et la lune lui parut plus écarlate qu'il ne l'avait jamais vue ; ce n'était déjà plus une lune d'éclipse. Elle paraissait également battre comme un coeur, une pulsation si lente qu'elle était presque invisible. Il y avait un télescope près de lui ; il y mit l'oeil et l'enleva aussitôt, priant pour que les veines qu'il avait vu se déployer à la surface de l'astre ne fussent qu'un défaut de l'instrument ou une poussière sur l'objectif.
"L'ancien palais." dit Celestia. "Je vais là-bas pour l'arrêter. Quand à vous..."
Elle désigna les deux gardes.
"Faites apprêter le char solaire, c'est le plus rapide de tous. Amenez-le ici, prenez ce licorne avec vous et rejoignez-moi. Priorité absolue. Faites comme si c'était une question de vie ou de mort."
Les deux gardes acquiescèrent, et disparurent par la fenêtre ; la jument blanche enjamba également l'ouverture et fila vers l'horizon à la vitesse d'une flèche.
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Seule dans la salle du trône du palais abandonné, baignée par la lumière de l'astre sélène, Luna récitait ses incantations; entièrement absorbée par sa tâche, elle ne réagit pas en entendant les pas lents qui résonnaient dans l'immense hall.
"Luna?" l'appela sa soeur, en s'avançant prudemment vers elle.
La jument bleue se retourna ; un immense sourire déformant son visage de pouliche. "Nous pensons avoir réussi, Soeur. Il suffisait de trouver un endroit où nous ne serions pas constamment dérangée."
Comme faisant écho à ses paroles, la lumière qui pénétrait par les vitraux derrière le trône devint subitement éblouissante, rouge, cruelle.
"Ce... C'est très bien, Luna." dit Celestia d'une voix tremblante, incapable de dire s'il fallait lancer ou non le Sort de l'Échec, maintenant qu'ils avaient dépassé le stade de la tentative et que le rêve allait se révéler irrelevant. "S'il te plait, ne regarde pas la lune."
Luna désobéit ; elle rit deux fois, puis deux fois encore. Elle se retourna, et Celestia fit un pas terrifié en arrière en voyant les pupilles fendues, les crocs acérés ; sous ses yeux, sa soeur s'enveloppa d'un cocon de lumière, qui changea de forme et s'évanouit, et à la place de sa soeur, il n'y eut plus sa soeur. La créature qui était apparue regarda aux alentours, et éclata d'un rire sardonique, victorieux.
Sans réfléchir, Celestia lança le sort de Vortex D'Étoiles ; la jument noire brandit une aile pour l'arrêter.
"Tu crois pouvoir me défier avec ça?" s'écria t-elle. "Un sort de niveau stagiaire?"
L'alicorne blanche se mit à reculer, regardant fiévreusement autour d'elle s'il y avait une lance, un dossier de chaise, n'importe quoi pour rivaliser avec l'attirail que portait son adversaire ; prise au dépourvu, elle était incapable de mobiliser la bravoure qu'elle savait déployer face à une hydre, une troupe de Zèbres ou Tantabus savait quoi.
"Luna, fais disparaître cette Lune !" lança t-elle peureusement à l'intention de sa rivale, pour se donner quelque contenance. "C'est ton rôle et ton devoir !"
La jument noire éclata de rire ; une puissance effrayante fit briller sa corne. "Luna? Je suis... Lune Cauchemardesque ! Et je n'ai qu'un devoir : celui de détruire le soleil !"
Elle baissa la tête et fit feu ; Celestia bondit pour éviter le rayon brûlant, qui fit exploser le mur de l'entrée, et s'effondrer une énorme partie de toit. La jument blanche s'enfuit à tir-d'aile par l'ouverture, aussitôt prise en chasse par son alter-ego maléfique.
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Le char solaire apparut derrière les vitres, baigné de la lumière impitoyable, sanglante, d'un disque lunaire aussi brillant qu'un soleil crépusculaire ; le garde qui tenait les rennes fit signe au licorne. "Montez!"
"Attendez!" lui répondit celui-ci. "Elle se fait massacrer..."
Certains des occupants du char descendirent et vinrent se coller à lui devant le miroir ; ils virent leur Reine fendre les airs, suivie de près par une menace qu'ils n'avaient jamais vue ; celle-ci tira un rayon éblouissant de sa corne, qui frappa une des piles du pont que la Princesse venait de dépasser, ledit pont vaciller, se pencher, puis s'effondrer.
"Laissez ce miroir! le somma le commandant du char solaire à l'intention de Vortex D'Étoiles, il faut y aller MAINTENANT!"
"Ca ne fera pas de différence !" lui rétorqua le magicien, haussant suffisamment le ton pour qu'ils le laissent finir. "Nous mettrons au moins un quart d'heure à arriver là-bas, elle ne tiendra pas ce temps-là."
Choqué par la position adoptée par le licorne, le garde dût faire un effort suréquin pour se retenir de prendre ce presque-poulain par la nuque et le jeter dans le char. "Et quel est votre plan, regarder cette... chose la réduire en pièce?"
"Littéralement oui." dit Vortex D'Étoiles en le regardant droit dans les yeux, mobilisant une énorme quantité d'énergie magique qui chargea la pièce d'électricité statique. "Attendons une minute, et je répondrai à votre demande, je serai entièrement sous vos ordres, sans mot dire. D'ici là, si les conditions sont favorables, je lui téléporte un objet qui pourrait la sauver. Il faut juste qu'elle reste immobile un instant."
L'escorte royale considéra les paroles du jeune licorne qui se tenait entre eux et le miroir, la corne brillant comme un soleil. Celui qui avait l'armure la plus brillante acquiesça avec lenteur, et dans le miroir, les deux alicornes s'élevèrent dans les airs en tournoyant.
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"Je t'en prie!" glapit vainement Celestia. "Reprends tes esprits, Luna !"
L'ex-Luna ne prit même pas la peine de répondre, et lança une décharge de lumière en direction de la jument blanche ; le rayon la frappa à la poitrine, faisant éclater son collier royal et vaporisant la moitié de sa chevelure. La Princesse du Jour perdit connaissance, et se mit à chuter, sans entendre le ricanement maléfique de son assaillante.
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Les occupants du Hall des Artefacts ne perdirent pas une miette de l'action ; les gardes se bousculèrent devant le miroir, trépignèrent d'impatience et regardèrent en direction du char lorsque Celestia se fit envoyer au tapis, prêts à reconsidérer la demande du fragile licorne ; leur chef leur cria des ordres et ils continrent leur impatience. Le miroir leur montrait désormais le trajet de leur Princesse vers le toit crevé de l'ancien château.
"Avec ce qu'elle vient de prendre, leur expliqua t-il sur un ton navré, il est difficile de lui laisser la première place... J'espère que vous comprenez."
Finalement, la jument blanche atterrit avec violence au sol, y perdant quelques plumes.
"Maintenant!" s'écria Vortex d'Étoiles. Il déchargea sa magie, et les Éléments de l'Harmonie disparurent dans un éclair. Lui et les gardes sautèrent dans le char, qui s'éloigna de la muraille en tanguant et accéléra lourdement en direction de la forêt.
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Celestia nageait quelque part entre le réveil et l'inconscience, lorsqu'une assourdissante détonation lui remit les idées en place ; elle entendit le tintement cristallin des Éléments, et avant même que sa vue ne soit entièrement claire, elle les avait soulevés dans un champ magique et arrangés en formation orbitale, l'étoile pourpre dirigée vers l'avant comme la bouche d'un canon, priant pour que le bruit n'aie pas alerté son ennemie.
Les Éléments de l'Harmonie étaient difficilement utilisables dans le feu de l'action. Leur puissance était immense, mais ne se délivrait qu'avec de bonnes raisons ; cinq, en vérité. Leur porteur se devait de savoir comment, dans la situation courante, le sort employé saurait rétablir les valeurs de chacun des éléments.
La Princesse n'était pas en état de réfléchir. Elle n'avait pas utilisé les Éléments depuis des siècles, ne se souvenait plus des sorts qui allaient avec, et faire de la philosophie pour déverrouiller les pierres était la dernière chose qu'elle parviendrait à faire dans la situation courante. Si bien qu'il ne restait plus qu'un sort.
La veille, lorsque Vortex D'Étoile était parti, elle avait repensé au parchemin qu'il lui avait fait lire, et s'était demandé comment un sort aussi cruel pouvait prétendre tirer parti des Éléments ; étonnamment, il y avait des réponses.
Elle voulut répéter la formule du parchemin ; le résultat ressembla à un gargouillis, et elle toussa du sang qui maculèrent ses bras et les pierres. L'étoile s'en contenta, et quatre pierres se mirent à briller. La loyauté, celle d'une reine qui fait de grands sacrifices pour son peuple. La générosité, lorsque ledit sacrifice représente la moitié de sa personne. L'honnêteté, car tout le monde verrait le résultat. La gentillesse, car elle avait toujours voulu régler cette histoire par la douceur, et même si elle avait eu le pouvoir de détruire la monstruosité qui volait devant la lune, elle n'aurait pas pu le faire.
Ne restait plus que le rire. Comment peut-on rapprocher le rire d'une situation qui avait dégringolé de manière aussi pathétique? se demanda t-elle tristement. Loin d'ici, la chose qui avait pris la place de sa soeur lança une nouvelle salve de son affreuse hilarité, et lui donna la réponse.
"Ces cris de hyène ne sont pas ceux de ma soeur, murmura Celestia à l'intention d'elle-même, regardant vers les cieux. Lorsque Luna riait, les poneys s'arrêtaient pour l'entendre. Sa bonne humeur était communicative, et son rire était pur comme le cristal. Cela fait tellement longtemps, Luna... Je veux l'entendre de nouveau."
Et il ne restait plus qu'une manière, se dit-elle. La cinquième pierre s'illumina et l'étoile pourpre vibra et ronronna sous l'effet de la puissance du sort.
Elle essaya de se remettre debout ; une vive douleur la renvoya sur le carrelage. Jambe brisée, songea t-elle, et au fond elle s'en fichait. Ses ailes devaient encore marcher.
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Lune Cauchemardesque observait l'étendue de son royaume, tout en nuances de rouge, éclairé par ce nouveau soleil qui ne le quitterait jamais. L'autre alicorne n'était pas morte, bien entendu ; elle se la gardait pour plus tard, et songea qu'elle pourrait sans doute l'enfermer dans un cachot, pour voir pourrir ses blessures, ou planifier quelque exécution qui n'avait pour limite que son imagination. Elle laissa de nouveau éclater sa jubilation, et sentit une pointe de contrariété l'envahir lorsqu'une voix affaiblie l'interrompit.
"Luna"
C'était ladite autre alicorne, qui avait réussi à se soulever jusqu'ici avec ses ailes abîmées, faisant preuve d'une ténacité dont la jument diabolique ne l'aurait pas cru capable.
"Encore là?" lui lança t-elle. "Tu veux que le terme de cette histoire arrive plus rapidement?"
Lune Cauchemardesque émit un gloussement prétentieux.
Celestia leva lentement la tête vers elle ; elle était vidée de toute énergie. "Luna, rentre à la maison, je t'en prie. Je ne voudrais pas utiliser ce sort. Je donnerais tout ce que j'ai pour ne pas avoir à l'utiliser."
""Luna"?"
La jument noire dressa un sourcil. Subitement, elle prit une posture d'attaque, et prépara un jet d'énergie.
"Combien de fois faudra t-il que je le répète? Luna n'est plus là ! Elle est MORTE!"
Elle tira ; au même instant, Celestia libéra la puissance des Éléments. Les deux rayons se rencontrèrent en une déflagration qui faillit déstabiliser l'alicorne blanche, et lui arracha un cri de douleur.
Alimentée par la lune maudite, Lune Cauchemardesque disposait d'une puissance immense ; aussi, en voyant que sa décharge d'énergie était arrêtée par celle d'en face, elle ressentit, pour la première fois de sa courte existence, une pointe de panique.
"Tu ne peux pas me battre. Personne ne le peut !" cria t-elle ; elle mobilisa toutes ses forces, sans plus de résultat.
Celestia modulait précisément l'intensité du sort d'Exil, dans l'espoir que la jument noire comprenne qu'elle était à sa merci, et que sa soeur revienne au premier plan. Ce moment n'arriva jamais ; la Princesse du Jour sut alors que le moment des adieux était arrivé. Le coeur serré, elle vida l'énergie des pierres sans plus attendre ; une colonne de lumière jaillit devant elle, captura Lune Cauchemardesque et déferla vers l'astre rougeoyant, emportant le maléfice dont il était enveloppé. Le flamboiement rouge disparut, remplacé par la pâle lueur du disque lunaire ordinaire ; comme une dernière formalité, celui-ci se couvrit de tâches obscures qui évoquèrent la silhouette de la chose dont il était devenu la prison.
Celestia relâcha tout son corps, et ralentit le battement de ses ailes pour redescendre, pas encore très sûre de ce qui venait de se passer. Elle éprouva l'immense désir de se coucher quelque part, et dormir. Qui sait? Peut-être que tout ceci n'était qu'un mauvais rêve.
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Avant même que le char royal ne touche le sol de la terrasse du château, Vortex d'Étoiles avait mis sabot à terre et s'était dirigé au galop vers l'intérieur du château en ruines ; pendant que les gardes fouillaient dans le coffre du char pour trouver des bandes de tissu, des attelles et de l'alcool à désinfecter, il suivit un couloir et arriva dans la salle du trône, où la Princesse se redressait péniblement sur ses pattes avant, et l'attendait, reposant sur un tas de débris, forme blanc sale, poussiéreuse et écarlate qui se détachait de l'obscurité de la pièce, éclairée par la lune. A son arrivée, elle leva des yeux vidés de leur éclat dans sa direction ; il trotta vers elle, et l'alicorne le serra fort contre elle, comme c'était arrivé si souvent ; elle tremblait comme une feuille. À peine trente minutes s'étaient écoulées depuis qu'ils avaient gravi les marches du Belvédère.
"La victoire est nôtre." lui murmura t-elle, et sa voix se noua ; le licorne crut presque en ressentir le goût de la victoire en question, tant elle était amère, et cela lui arracha un rictus. Au loin, les gardes arrivaient à leur tour.
Elle renifla, avala un mélange de salive et de sang avec difficulté ; son étreinte se resserra. "Equestria est sauve. Fort bien, car désormais, il représente tout ce qu'il me reste."
L'escorte de la Pricesse improvisa un brancard avec des poutres et une tenture, ils l'emmenèrent au char solaire et l'ensemble décolla en direction de Nombreux-Galops, laissant derrière eux les restes de l'ancien château, pour ne jamais y revenir. Alors qu'ils fendaient l'air frais de la nuit, Vortex D'Étoiles le Glabre contempla la Lune, et songea que l'attente serait longue, pensa que la dernière page de cette histoire n'était pas encore tournée ; ceux qui auraient à le faire appartenaient à un futur lointain, qu'il ne connaîtrait pas. Il leur souhaita bonne chance, et ses voeux s'évanouirent dans l'obscurité.
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