Pinkie regarde sécher la peinture

La chambre avait été orange, mais elle ne l’était plus.

Pinkie Pie, n’arrivait pas à en prendre toute la mesure - à quel point il était très, très facile de changer l’identité d’une chose simplement en changeant sa couleur, indépendamment de sa volonté de changer ou non. Ce qui était la Chambre Orange serait bientôt la Chambre Rose. Il suffisait simplement d’attendre que la peinture sèche, et une fois ce point de non-retour atteint, pas d'échappatoire possible. Rien ne serait alors jamais plus pareil.

Il n’y avait rien que les murs puissent faire à ce sujet. Ils n’avaient pas voix au chapitre, elle était seule à prendre cette décision pour eux. C’était elle qui volait son identité à la pièce.

Après tout, son studio au Sugarcube Corner avait toujours été orange. C’était la Chambre Orange. Mais plus maintenant. Bientôt, elle serait rose, et ça serait donc la Chambre Rose, et tous les souvenirs liés à la Chambre Orange s’évanouiront dans l’obscurité avec le temps. Ce qui était autrefois défini par son unicité se fondra dans tout le reste. Après tout, tout ce que Pinkie possédait était rose, et sous peu, sa chambre aussi le sera.

À quel point l’individualité est-elle fugace, si un pot de peinture suffit à changer la nature d’un être ? Si une simple couleur peut modifier une chose jusque dans ses tréfonds ? Une chambre qui ne serait plus orange ne pourrait plus s’appeler la Chambre Orange. Et la pièce serait donc complètement différente.

Et même si elle avait repeint par dessus le rose une fois qu’il aurait séché, dans le but de raviver l’orange qui se trouvait désormais lui manquer, ça ne serait même pas la Chambre Orange. À la place, la pièce serait pour toujours vue comme la Chambre Qui Était Orange Puis Rose Puis À Nouveau Orange. Et Pinkie ne savait pas si elle était capable de retenir un nom aussi long. Même l’acronyme CQEOPRPANO lui semblait trop compliqué, et elle doutait que son esprit au demeurant affûté puisse garder souvenir de toutes ces lettres.

Elle se tenait au milieu de la pièce, la robe et sa crinière couvertes de taches du liquide épais. Sur le côté gisaient deux pots de peinture à présent vides et une paire de gros pinceaux encore humides. Les meubles avaient été protégés par des bâches avant le début de leur tâche, mais rien n’avait été fait pour préserver les murs - peut-être, songea Pinkie, parce que repeindre les murs était le but initial de l’opération, ce qui aurait rendu des bâches peu pratiques.

La ponette fit un pas en avant, tendit son sabot, et le posa doucement sur le mur le plus proche. La peinture était encore fraîche, et n’avait pas suffisamment séché pour être permanente.

Cela signifiait… que la Chambre Orange était dans les limbes, à l’entre-deux. Plus orange, c’est vrai, mais pas encore tout à fait rose non plus. Cela pouvait encore changer, et ce choix était donc le sien. Devrait-elle laisser le destin suivre son cours ? Était-il plus charitable d’interrompre maintenant cette transformation, en retirant la peinture pendant que c’etait encore possible, et - l'espérait-elle - pas trop difficile ? Ou bien était-il plus respectueux de permettre au processus de se terminer, et de laisser sa précieuse chambre devenir ce qu’elle etait destinée à être - rose, comme le reste de ses possessions ?

Était-il trop tard ? Le mal était-il déjà fait ? Ce changement s’était-il imprimé dans l’essence même des murs ? Peut-être que les murs ne se considéraient déjà plus comme des Murs Oranges. Peut-être avaient-ils accepté à contrecœur leur futur de murs roses, et qu’ils lui en voudraient si elle choisissait d'altérer une nouvelle fois leur nature.

Pinkie Pie voulait faire amende honorable, mais elle ne savait pas comment s’y prendre avec ces pauvres murs. Après tout, elle les avait déjà dépouillés de leur identité. Qu’adviendrait-il d’eux si elle allait plus loin ?

Si la peinture avait un tel pouvoir, que pourrait-elle lui faire, à elle ?

Les yeux écarquillés, Pinkie examina son sabot. Rose vif, comme le reste de sa personne, mais il était également maculé de peinture rose.

Si la peinture pouvait changer la nature des choses, que lui serait-il arrivé si les taches avaient été vertes, ou bleues, ou terres de Sienne, au lieu de roses ? C’était un heureux hasard si sa couleur préférée était aussi celle de son pelage, et elle n’en serait jamais assez reconnaissante. Mais si ça n’avait pas été le cas, elle n’arrivait même pas à s’imaginer ce que cela aurait signifié.

Si la peinture qu’elle avait choisie avait été d’une autre couleur, dans ce cas, s’en recouvrir accidentellement l’aurait changée, tout comme les quatre murs qui l’entourait avaient été changés. Elle ne serait pas une Pinkie Pie À Pois Roses, comme elle l’était maintenant, elle serait une Pas Tout À Fait Pinkie À Pois Bleus. Elle ne serait plus du tout la vraie Pinkie, si elle avait été tachée de bleu.

Et si elle n’était pas nécessairement une Pinkie - si ce n’était pas statique, et que c’était si facile à changer ou maquiller - alors qui était-elle ?

Si elle n’était pas une vraie Pinkie pur jus, alors elle ne savait pas du tout qui elle était. Elle n’était certainement pas une Bluie, une Greenie, ni une Burnt Sienna-ie ; après tout, elle avait été une Pinkie durant toute sa vie - et elle y était exceptionnellement douée. Être Pinkie Pie était toute ce qu’elle connaissait, la seule chose qu’elle ait jamais vu en elle. La seule chose qu’elle voulait. Elle ne pourrait pas accepter l’idée d’un changement de son identité, quel qu’il soit.

Mais n'était-ce pas ce qu’elle avait elle-même fait subir à la Chambre Orange ?

Elle avait décidé de la changer, potentiellement contre sa volonté - pour le mieux, d’après ce qu’elle croyait alors. À présent, elle le regrettait, mais peut être que tout ce qu’elle avait fait, c’était voler son identité, et la remplacer par une autre, qui n’avait plus rien à voir. La Chambre Orange n’était plus la Chambre Orange.

Pinkie Pie pourrait ne plus être Pinkie ; tout ce qu’il fallait pour changer, c’était un simple pot de peinture.

Presque hésitante, elle toucha une nouvelle fois la couche de rose sur le mur, pour seulement se rendre compte qu’elle n’était plus humide.

C’était trop tard.

Le fait était accompli, et la Chambre Orange avait disparu à jamais. À sa place, il n’y avait plus que du rose.

***

 « Tu vois ? Je t’avais dit que c’était bizarre !

- Ça fait combien de temps qu’elle se tient immobile ? »

Rainbow Dash et Twilight Sparkle scrutaient Pinkie, les yeux étincelants de fascination, depuis l’entrée de sa chambre. Au moins Twilight, en tout cas. La pégase, elle, fronçait les sourcils.

« Je sais pas. Près d’une heure, je crois ? Elle voulait repeindre sa chambre, donc j’ai dit que j’allais l’aider, et on a commencé à bosser, puis tout d’un coup, elle a commencé à fixer le mur d’un air effrayé, en disant des trucs du style “Qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’ai fait ? Je suis désolée !”. Elle avait l’air complètement folle. Et puis après, elle a commencé à faire ça !

- Tu… Tu es sûre qu’elle ne fait pas simplement sa Pinkie ? » osa Twilight. Tout ce qu’elle voyait, c’était un poney qui se tenait parfaitement immobile au milieu de sa chambre, avec le regard inexpressif de celle qui est profondément perdue dans ses pensées.

C’était déjà alarmant dans des circonstances ordinaires, mais ça l’était encore plus quand il s’agissait de Pinkie. Elle n’était pas exactement le genre de ponette encline à des accès de réflexion philosophique intense, et la licorne devait reconnaître que la voir au milieu d’une telle contemplation avait quelque chose d'inquiétant.

« Pinkie n’est pas folle de cette façon ! La vraie Pinkie saute partout et parle de n'importe quoi sans s’arrêter ! Depuis quand est-elle du genre méditative ? »

Il y eut un bref silence pendant lequel les deux ponettes observèrent leur amie, qui continuait à se tenir parfaitement immobile. Elle aurait pu s'arrêter de respirer, mais ça n’aurait fait aucune différence. Sa poitrine ne se soulevait ni ne s’abaissait de façon visible. Elle était comme une statue.

« Attends juste un moment, et tu vas voir que ses cheveux vont se dégonfler et qu’elle va se mettre à parler à des cailloux. murmura Dash d’un air sombre après un moment.

- Pourquoi s’excusait-elle ?

- J’en ai aucune idée ! Je me souviens d’une fois où elle a pleuré après avoir mangé un cupcake, parce qu’il lui avait manqué ! Peut-être qu’elle se sent mal d’avoir repeint les murs ?

- C’est idiot !

- Bon, on fait quoi ? » demanda Dash, en regardant à nouveau la figure tragiquement stoïque de la lugubre Pinkie, sur la queue de laquelle batifolait Gummy, les yeux toujours aussi vides. Habituellement aux limites de la catatonie, et à l’esprit un peu limité, l’alligator était aujourd’hui plus actif et vivant que sa maîtresse normalement énergique.

« Je… Je ne sais pas. » avoua Twilight en se grattant la tête, les sourcils froncés. Elle aimait à se croire intelligente, mais même elle avait toujours considéré Pinkie comme une énigme. Personne ne savait pourquoi elle faisait ce qu’elle faisait, et encore moins pourquoi elle s'arrêterait de le faire. Si Pinkie avait décidé de cesser d’être un tourbillon d'énergie pure, et de se placer dans un état d’étrange mélancolie, qui était-elle pour la juger ?

« On dirait qu’elle est dans un genre de monologue intérieur très introspectif, mais je ne suis sûre de rien. déclara la licorne.

- Quoi ? Mais t’es une intello, oui ou non ? C’est pas sensé être ta spécialité, de régler ce type de problèmes ? »

Twilight, impuissante, haussa les épaules, et Rainbow Dash leva les yeux au ciel avant de s’en aller. Elle aurait facilement pu survoler les escaliers, mais semblait déterminée à faire autant de bruit que possible pour souligner à quel point elle en avait marre, et elle secoua ainsi toute la maison en descendant les marches.

Pendant une minute ou deux, Twilight resta à l’embrasure de la porte, observant son amie avec curiosité. Elle n’avait jamais élucidé le mystère de l’existence de la ponette, et rien que son animal de compagnie posait de nouvelles questions. Mais comme tout bon scientifique, elle savait choisir ses batailles. Pinkie Pie était un cas voué à ne jamais être résolu, et il était inutile de se forcer à essayer. À la place, elle observait, apprenait, et référençait ce qu’elle pouvait.

Les raisons qui avaient poussé Rainbow à venir chercher son aide ne lui étaient pas encore tout à fait claires. Peut-être attendait-elle de l’intello qu’elle trouve un moyen de sortir Pinkie de sa torpeur, mais cette stase de la ponette était presque hypnotique. La voir dans un tel était d’immobilité, elle qui est habituellement si agitée, avait, il fallait le reconnaître, quelque chose de reposant. C’était… paisible.

***

Elle était une meurtrière.

Si la Chambre Orange avait été un vrai poney au lieu d’un studio, au moins aurait-elle eu son sang sur les sabots, comme une preuve de ce qu’elle lui avait fait. Au lieu de cela, elle n’avait que de la peinture.

En fait, ça ne marchait pas. Si elle avait arraché la vielle peinture orange des murs plutôt que de simplement peindre en rose par dessus, alors là, ça aurait vraiment été le sang de la pièce, et la métaphore aurait fonctionné. Puisque la peinture sur ses sabots était nouvelle, c’était plutôt comme si elle avait injecté du nouveau sang dans la Chambre Orange, au lieu de retirer l’ancien. Ainsi, au lieu de l’assassiner, c’était comme si Pinkie lui avait donné trop de vie, et qu’elle l’avait submergée avec cette vivacité insupportable.

Oui c’était ça.

***

Rainbow Dash passa Twilight, entra en trombe dans la pièce fraîchement repeinte, et poussa Gummy sur le côté pour accéder au visage inerte de Pinkie et brandir un cupcake sous son museau.

« Cupcake ! dit-elle avec autorité. Regarde le cupcake ! Mange le cupcake ! »

Pendant un instant, Pinkie eut l’air hébétée de voir la pégase devant elle, puis elle posa le regard sur le petit gâteau, et ses yeux s’agrandirent.

Avec un cri de joie, elle l’arracha des pattes de son amie, le fourra dans sa bouche, et l’engloutit avec force gémissements d’extase, en se léchant les babines.

« Mmmmh ! Wow, merci Dashie ! s’écria-t-elle. C’était délicieux, je n’en avais pas eu depuis une éternité ! J’en avais vraiment besoin !

- M et Mme Cake m’ont dit que tu devenais parfois comme ça quand tu manquais de sucre, et qu’après, tu te mettais à regarder l’herbe pousser, ou des trucs comme ça. Tout ce qu’il te faut pour t’en sortir, c’est un cupcake. expliqua-t-elle avec un sourire triomphant. Donc tout va bien, maintenant ? Retour à la normale ?

- Uh-uh ! Merci encore pour le cupcake ! cria Pinkie, rayonnante, à travers une bouchée du gâteau. Oh là là, c’est trop bon, tu devrais en manger aussi ! On devrait même organiser une soirée cupcake !

- Ouais, retour à la normale. » déclara Rainbow Dash en posant son aile sur l’épaule de la terrestre et en la menant vers la porte. « Allez, je crois que les vapeurs de la peinture me montent aussi à la tête. Si on allait faire faire du catch à Gummy et Tank ?

- Yay ! »

Et les deux amies partirent, bavardant joyeusement en passant devant Twilight, comme si elles avaient oublié qu’elle était là.

Avec un soupir, la licorne se retourna et les suivit.

***

Peut-être, pensait Pinkie, qui grignotait toujours son gâteau inattendu. Peut-être que c'était ça, la vie, au final. Accepter les pertes et les changements, et trouver un moyen de les surmonter. Peut-être que la vie, ce n’était pas laisser les tragédies vous enliser et vous faire oublier les petites choses qui font que l’existence vaut le coup. Peut-être que la vie, c'était les petits plaisirs, les minuscules instants de joie, et pas les gros malheurs. Peut-être que c'était ça, le secret du vrai bonheur.

Et ainsi, Pinkie sortit de l’ancienne Chambre Orange, sans regrets, et choisit de ne pas revenir sur ce qui était fait et d’aller de l’avant. Vers un avenir lumineux. Vers ses amies. Vers de délicieux, savoureux cupcakes. Avec des paillettes.

***

En voyant l’expression d’illumination absolue et béate sur le visage de son amie, Rainbow Dash leva les yeux au ciel et soupira.

« T’es vraiment trop bizarre. murmura-t-elle. »