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Le chemin des étoiles

Une fiction traduite par monokeras.

Crépuscule

Es justes chemins nostre sang régal mène les astres. Par quel mystère tissent-ils leurs routes, oncques ne sçayt, quoique d’aucuns esvoquent la secrète cérémonie qu’on soult donner à chaque couronnement ou chaque morz d’un prince ou princesse du peuple licorne. Si glorifiés sont monarques nostres, car par leur sagesse unique Soleil, Lune & étoiles innombrables remainent sur le chemin qui est leur, & cels qui les veillent règnent sans partage sur le monde. Non qu’ils clament ceste grandeur comme un apanage, mais daignent la partager avecque poneys des clans mineurs & autres races…

Le livre poursuivait sa mélopée, les pages jaunies s’enchaînant dans la lumière bleutée émise par la corne de Rarity. Elle concentra toute son attention, à la recherche désespérée d’un indice, d’une allusion, de la moindre indication au-delà d’un simple « secret ». Elle ressentait des fourmillements de plus en plus désagréables à la base de sa corne ; l’effet du sortilège, sans doute. Grimaçante, elle finit par lâcher prise. Les ténèbres alentours l’engouffrèrent, et le monde ne fut, une fois de plus, plus que silhouettes vagues et formes indistinctes. Ses yeux gonflés accueillirent l’obscurité avec soulagement, et elle se les frotta avec sa seule jambe encore valide.

Rouge à sa gauche, noir à sa droite, chaque horizon était léché qui par la lumière du Soleil, qui par celle de la Lune. Entre deux, une vaste étendue ultramarine constellée de quelques pâles étoiles, masquée çà et là par d’épars nuages vagabonds. Devant elle, tout ce qui restait des bois du Fay blanc ; une sorte de motivation. Elle se tenait sur la crête, l’herbe maigre sur laquelle elle reposait glissante de l’humidité laissée par la dernière pluie. Elle se contorsionna légèrement de sorte à faire porter tout son poids sur son côté indemne, sollicita de nouveau sa corne pour quelque lumière et reprit sa lecture.

Après deux ou trois minutes, le texte abandonna ses considérations de mécanique céleste pour enchaîner sur le alors-récent couronnement de la princesse Platine. Rarity referma le livre et le jeta. Il dévala la pente et rejoignit un petit tas d’autres ouvrages en contrebas. Inutile, tous aussi inutiles les uns que les autres.

Cette crête était froide et inconfortable; le trajet au travers des bois denses l’avait déjà éprouvée, elle se sentait fourbue. Elle se leva, néanmoins, et regarda le ciel. L’éclat de sa corne se ternit, mais ne s’éteignit pas complètement. Chancelante, son flanc lacéré menaçant à chaque instant de défaillir, elle ferma les yeux, inspira profondément et sonda les ténèbres. Là-bas, comme toujours, à la limite de sa sensibilité, elle perçut le Soleil et la Lune, vastes et immanquables tourbillons magiques au sein d’un océan d’enchantements. Arrêtés en plein vol.

Immobiles.

Comme morts.

Rarity ne relâcha pas son effort ; elle mobilisa toutes ses forces pour étendre son étreinte, plus loin, toujours plus loin, comme une douloureuse extension musculaire. Arrivée à la limite du supportable, elle sentit brièvement son aura magique frôler ce qui aurait pu être l’extrémité de la surface lunaire. Une brève caresse, avant une longue chute dans l’obscurité. Son corps s’écroula sur sa blessure. Les douleurs jointes de son flanc meurtri et de sa corne la firent hurler. Elle perdit connaissance.

Au bout d’un long moment, elle ouvrit les yeux, et les objets environnements semblèrent reprendre forme dans le brouillard environnant. Se redressant, elle tenta de ramener un peu de clarté, mais faillit s’évanouir de nouveau sous la fulgurante souffrance. Elle retomba. Là-bas, le Soleil et la Lune luisaient faiblement à l’orée du ciel crépusculaire. Comme toujours. Et pour toujours.

Tout ça pour rien, pour rien, pour rien.

Après ce qu’il lui sembla des heures, elle se sentit enfin capable de se lever, d’évoquer un brin de lumière. Elle se traîna vers la pile de livres, qu’elle entreprit de ranger dans ses sacoches. Le trajet de retour s’annonçait difficile.

« Rarity ? »

La voix tinta, claire et résolue, quelque part derrière elle. Rarity se tourna pour faire face à sa sœur, Sweetie Belle. La jeune jument trotta vers son aînée, appuyée sur ses solides jambes – un atavisme heureux de son grand-père. Des sacoches usées masquaient partiellement la clef cursive que dessinait sa cutie mark. Sa crinière abondante tombait sur son visage en de nombreuses boucles roses et mauves, et Rarity ne put s’empêcher d’oser la comparaison avec sa propre chevelure, devenue prématurément grisonnante. De grands yeux verts, vifs et alertes, scrutèrent Rarity avec inquiétude ; Sweetie Belle posa précautionneusement la longue planche qu’elle gardait magiquement à ses côtés, en cas de besoin.

« Quel bon vent Sweetie ! s’exclama Rarity d’un sourire las. J’allais ranger ces livres pour rentrer, mais ma magie est un peu poussive. Aurais-tu la gentillesse de m’aider à les remettre dans ces sacs –

— Pour l’amour du Soleil, Rarity ! l’interrompit Sweetie Belle. Tu ne devrais pas venir ici toute seule. C’est dangereux. Au moins, je pourrais t’accompagner. » Elle se précipita à ses côtés. Une aura verte souleva les sacoches de Rarity, et les livres, obéissants, prirent place dans celles-ci.

« Tu es occupée la plupart du temps, Sweetie, occupée à te démener pour assurer notre survie. Tout cela n’est qu’une niaiserie de grand-mère, et je ne devrais –

— Niaiserie ? Sans aucun doute. Imagine qu’un loup te flaire ? Ou un quelconque autre prédateur ? Ou que tu croises un vagabond du genre antipathique ? Si je ne suis pas là pour t’aider… que crois-tu qu’il arrivera, Rarity ?

— Merci de ta sollicitude Sweetie. Mais, tu sais, ce ne serait pas une grosse perte si – »

Sweetie Belle souffla ostensiblement et déposa les sacoches de Rarity au bout d’un long bâton, qu’elle coinça sous un sabot comme un balluchon. « Suffit ! » Rarity se tut. Sweetie Belle se plaça à ses côtés, lui servant d’appui, et elles débutèrent ensemble le long trajet de retour qui les mènerait, au travers de la forêt touffue et de la vallée escarpée, jusqu’à ce qu’elles appelaient leur maison, ou, du moins, leur refuge.

L’autre versant conduisait aux anciens bois du Fay blanc. Plus rien n’y poussait maintenant, rien de vert ou de vivant, hormis quelques arbrisseaux clairsemés luttant, au travers de la terre noircie et craquelée, pour une once de pénombre. Ici, comme en de nombreux autres lieux, les armées avaient parlé. Les légions équestriennes et celles de la Grande alliance s’étaient précipitées, télescopées, entredéchirées au milieu des arbres, comme mues par la rage féroce de hyènes affamés. Un endroit parmi d’autres, brièvement illuminé lorsque toutes les étoiles avaient semblé se lever d’un coup ; se lever, culminer, puis retomber en une apocalypse de feu et de destruction. Sur Équestria, et peut-être même au-delà. Qui savait ? Qui aurait pu encore témoigner ?

Alors qu’elles entraient sous le couvert des arbres, Rarity caressa le col de Sweetie Belle de son museau. « Désolé ma puce, je retire ce que j’ai dit. » Sweetie Belle resta silencieuse ; au bout d’un moment, elle lui rendit sa caresse, puis s’adressa à elle avec un rictus un peu forcé, les yeux rougis de fatigue : « Naturellement, à quoi bon changer les vieilles habitudes ? » Une vive clarté verte jaillit de sa corne, dissipant l’obscurité ambiante. Elles continuèrent le long du sentier, Rarity abandonnant à Sweetie Belle le soin de les guider.

Que pouvait-elle faire d’autre ?

***

Comme souvent, ce fut le froid qui tira Sweetie Belle de son sommeil. Sans le Soleil pour réchauffer l’atmosphère, la mort du feu était devenu son unique réveil. Elle repoussa la fine couverture et se leva doucement, secouant sa tête pour dissiper les derniers zestes de fatigue. Avec sa magie, elle tâtonna dans l’obscurité et s’arrêta au bord du seau qui contenait les morceaux de bois sec. Elle en transporta quelques uns au milieu de l’âtre puis les alluma. Une luminosité tremblante emplit la pièce, apportant avec elle un souffle d’air chaud bienvenu, et révélant la forme de Rarity, endormie : elle était couchée sur son côté droit, exposant son côté gauche, ravagé, à la chaleur des flammes. Ses jambes étaient décharnés, ses côtes saillantes sous sa peau brûlée à vif ; incrustés dans l’épiderme rougi, scintillant orange à la lueur des flammes, de multiples éclats luisants parsemaient ses jambes et son flanc ; sa poitrine se soulevait régulièrement, mais parfois si faiblement qu’on aurait presque pu ne pas s’en apercevoir ; au pied du lit, une pile désordonnée de livres, dont un s’était réfugié entre ses sabots. Elle s’était découverte dans son sommeil, aussi Sweetie Belle ramassa-t-elle la couverture tombée par terre puis la recouvrit-elle, s’appliquant à bien la border. Satisfaite, elle la laissa à ses rêveries, et saisit son bout de bois.

Elle avait du pain sur la planche.

Elle se faufila par l’étroite sortie, se gardant de se frotter aux nombreuses échardes. Avant de pénétrer dans le taillis enchevêtré, comme d’habitude, elle prit le temps de se repérer et de scruter les alentours. Elle observa l’ensemble de la vallée nichée à ses pieds, mais ne vit ni n’entendit quoi que ce fût d’inquiétant : ni les chuchotements ou les piétinements d’un égaré, ni plaintes, ni cris, ni autre signe d’un quelconque mouvement. Juste le murmure du vent dans les branchages. Sweetie Belle prit son souffle, invoqua un peu de lumière, puis trotta vers le sous-bois. Les arbres s’élevaient, immenses et fantomatiques ; des morceaux d’écorce pendaient de leurs troncs et de leurs branches ; quelques rares feuilles jaunissaient : plus suffisamment de lumière pour la photosynthèse, et encore moins pour la fructification ; seuls les champignons prospéraient encore. Elle sourit à la vue d’un groupe de pleurotes à moitié cachées en-dessous d’une grosse racine, les cueillit à la base, puis les rangea consciencieusement dans son sac. En même temps, elle tâchait de se souvenir de la position des buissons à myrtilles, particulièrement de ceux qu’elle avait récoltés récemment ; ils s’en tiraient un peu mieux que les autres plantes, mais leur production était, malgré tout, devenue indigente et aléatoire.

Sweetie Belle continua d’écumer la vallée le long des chemins qu’elle connaissait, enjambant les racines, piétinant l’humus et l’herbe rase. Une ancienne comptine lui vint à l’esprit, qu’elle entonna doucement pour meubler momentanément le silence pesant de la forêt. Peut-être qu’un oiseau ou deux l’entendraient ; elle en voyait voler de temps à autre, fuyant vers l’Ouest à la recherche d’un peu de Soleil.

Les heures passèrent, pour autant qu’elle pût en juger, et elle décida qu’il était temps de rentrer. Elle avait partiellement rempli ses sacs de champignons, de quelques baies ainsi que de glands et de noisettes ayant poussé suffisamment bas pour être délogés à l’aide de son bâton. Pas de quoi pavoiser, mais suffisamment pour écarter pour quelques jours le spectre de la famine.

Mais ça n’était que la première de ses corvées ; d’autres la réclamaient déjà : chercher de l’eau ; surveiller les hauts cols à la recherche des bêtes ou des vagabonds ; abattre l’un de ces arbres moribonds pour en tirer du combustible. Elles pouvaient attendre : la priorité, c’était Rarity et son repas. Elle remonta donc péniblement vers leur hutte branlante. En arrivant, elle vit que de légers volutes de fumée, presqu’invisibles dans le ciel obscur, se faufilaient au travers du toit en bruyère. Sa sœur avait dû se réveiller et alimenter le feu.

Sweetie Belle se faufila au travers de l’ouverture et découvrit Rarity assise, un livre devant les yeux. À sa vue, la licorne posa son livre et la salua d’un sourire doux-amer : « Bonjour Sweetie !

— Salut ! Ça va mieux ?

— Oui, beaucoup mieux. Merci. »

Sweetie Belle passa devant elle, devant son lit, devant le feu jusqu’au fond de la pièce où, dans un espace minuscule, quelques boîtes, seaux et cageots avaient été remisés. Des provisions, de la vaisselle, des cordes, un peu de bois scié, des clous, des morceaux de tissu, des couvertures supplémentaires : tout ce qu’elles avaient pu dénicher d’utile. Dans l’un des cageots, le plus grand et le plus proche de Rarity, des livres. Sweetie Belle entr’aperçut quelques uns des titres, qu’elle avait déjà remarqués la veille au soir : L’époque et la vie des princes Magos ; Éléments de mécanique céleste et de balistique stellaire ; Soleil et Lune, Amour et Magie : les princesses et leurs talents.

Leurs rations cohabitaient avec de petites décorations et autres brimborions, certains fabriqués par leur soin, d’autres récupérés : une figurine argentée de Luna en vol ; des petites tentures murales cousues main, comme autant de taches de couleur dans un monde grisâtre ; et, posée derrière ce fatras, à moitié dissimulée par les boîtes et masquant opportunément une large fente dans le mur, une adorable tapisserie représentant ses amies disparues. Sweetie Belle n’avait pas le cœur à la regarder trop longtemps ; au moins Rarity avait été heureuse le temps de la confectionner.

Elle répartit ses prises de la journée, en mit une partie de côté. Sortant une petite potence et un vieux chaudron, déjà à moitié rempli d’eau : « Je vais faire une bouillie. Suffisamment pour aujourd’hui et demain. Ça te va ? » Champignons, baies et noix concassés et bouillis ; une torture culinaire, à en juger par les protestations de Rarity la première fois qu’elle avait dû y goûter. Mais Sweetie Belle n’en avait cure : à moins d’une maladresse délibérée, c’était le genre de plat qu’on pouvait difficilement rater.

« J’en salive d’avance ! répondit Rarity avec une grimace à peine esquissée. Une lichette s’il te plaît.

— “Pour qui beauté est plus que désir, herbe seule ne saurait suffire” », récita Sweetie Belle, versant tous les ingrédients dans le chaudron et suspendant celui-ci à la potence, au-dessus du feu. Elle retourna son bâton et entreprit de touiller la mixture avec le bout encore propre. « “Une dame doit soigner son régime, si elle souhaite garder santé et estime.”

— Les bonnes mœurs interdisent de retourner les maximes de sa grande sœur contre elle, ma puce —

— “Ne dédaigne pas le plat généreusement offert, même si ton hôte n’a pas de couverts.” Tu sais, ça m’est arrivé d’écouter ce que tu disais.

— À mon grand regret, je m’en rends bien compte. » Rarity soupira et replaça le livre dans le cageot, avec ses compagnons. « Billevesées », marmonna-t-elle pour elle-même.

Sweetie Belle décida de clore ce sujet. « Encore quelques minutes et nous pourrons déjeuner », déclara-t-elle, alors que la mixture commençait à bouillir. Elle tapota son bâton contre le bord du chaudron pour en faire tomber les dernières gouttes, puis recula, jaugeant son travail avec contentement. « Où ai-je donc rangé les bols ? Tu t’en souviens –

— Il faut que je retourne à Canterlot. »

Il y eut un grand silence. Sweetie Belle se mordit la langue ; elle se remit à touiller le mélange bouillant, son regard fixé sur le chaudron.

« J’ai lu tous ceux qu’on avait ramenés la dernière fois, et je n’ai rien trouvé. Rien que je ne sache déjà, quand les textes n’étaient pas clairement superficiels. Mais il y a d’autres bibliothèques, d’autres archives. L’une d’entre-elles doit bien contenir quelque chose. Rien que dans le château – je suis certaine de ne pas avoir tout passé en revue. »

Sweetie Belle égoutta de nouveau son bâton, avec plus de force qu’elle ne l’aurait souhaité. « Tu te souviens de notre dernière expédition, Rarity ? Tellement risquée que tu as failli… » Elle prit un air sévère et, de rage, recommença à mélanger, mélanger la bouillie aussi vite qu’elle le put. « Pas maintenant. Pas avant que tu aies vraiment récupéré. Que tu sois certaine qu’il n’y a rien à tirer de ceux-ci.

— J’en suis sûre, Sweetie. De l’un comme de l’autre. Je me sens en pleine forme et… Sa voix se radoucit. Tu sais, je… je ne te demanderais pas ça si je n’étais pas persuadée que ce soit nécessaire. »

Sweetie Belle regarda la bouillie épaissir au fur et à mesure que l’eau s’évaporait. Elle décrocha le chaudron de la potence et le posa par terre. « Je peux y aller seule, si tu me garantis que tu ne bougeras pas d’ici, puiseras dans les réserves et dissimuleras correctement l’entrée de la hutte. Je peux moi-même chercher dans les bibliothèques les ouvrages dont tu as besoin. Mais je ne te laisserai pas seule ici sans promesse formelle de ta part. »

Elle chercha les bols au milieu des cageots, finit par les trouver, en prit deux et les posa à côté du chaudron. Elle leva la tête et dévisagea Rarity, qui ne put soutenir son regard et détourna les yeux. « Je suis désolée, mais —

— Oh, évidemment que tu l’es ! » Sweetie Belle versa la préparation pâteuse, qui coulait en gros grumeaux dont certains éclaboussait le sol. Elle poussa l’un des bols jusqu’aux sabots de Rarity, puis s’assit lourdement devant l’autre.

Un nouveau silence, comme si Sweetie Belle réfléchissait. Mais il n’y avait pas à réfléchir ; sa décision, comme toujours, avait été automatique, une simple conséquence de la prière de sa sœur. Elle s’essuya le front avec l’un de ses sabots : « Il me faudra un peu de temps pour tout mettre en ordre avant de partir.

— Ce n’est pas à la seconde, répondit Rarity calmement. Prends ton temps. »

***

Un repas et quelques préparatifs plus tard, elles se mettaient en route.

Les sacoches de Rarity ne pesaient presque rien : inutile de prendre plus de rations qu’il n’en fallait pour un aller-retour jusqu’à Canterlot. Mais la licorne suspectait fortement que sa petite sœur avait aussi subrepticement transvasé la majorité des affaires dans ses propres bagages. Elle aurait aimé protester, elle aurait dû protester, mais elle savait bien, au fond d’elle-même, qu’elle n’aurait pas pu porter une telle charge tout au long du parcours : tôt ou tard, son corps aurait jeté l’éponge, comme il l’avait déjà fait auparavant. La générosité est le luxe des sybarites ; qu’es-tu maintenant, sinon l’ombre de toi-même ?

Vilaine pensée ! Rarity la chassa de son esprit ; elles avaient pris le chemin de l’Est et se dirigeaient vers le bord oriental de la vallée, dernier abri avant la fin du monde. À peine avaient-elles commencé à progresser dans le fouillis de branchages et de débris épars qui les abritaient de ce qu’était devenu Équestria, que Rarity se sentait déjà essoufflée. Une part de fatigue certes, mais aussi une part d’angoisse, cette angoisse qui l’étreignait chaque fois qu’elle devait s’aventurer hors de sa tanière. Comme une vieille blessure, maintes fois rouverte. Sweetie Belle s’arrêta et la fixa : « Ça va ?

— Ne t’inquiète pas Sweetie, tout va bien », prétendit-elle.

Rassemblant ses forces, elle plongea à la suite de sa cadette qui ouvrait le passage, piétinant et arrachant la végétation qui leur barrait la route. Enfin, elles émergèrent au sommet de la crête ; devant elles, en contrebas, un paysage de cendres. De grandes traînées grises traversaient les collines, larges entailles serpentant au milieu des champs et des ravines, des forêts et des bâtiments, séquelles des sorcelleries de la Grande alliance, tombées du ciel pour répandre la désolation et ne laisser que cendres et poussières dans leur sillage ; bouquet final d’une guerre sauvage, dernier assaut revanchard, après que les armées eurent rendu les armes, après la dernière bataille, l’affrontement de trop.

Derrière un petit groupe de mamelons, là, à l’orée de l’Everfree, des ruines absurdes et vaines ; des pans de murs couverts de cendres, montrant au ciel des griffes décharnées. Un peu plus loin, la silhouette d’une ferme ; ailleurs, les débris éparpillés de ce qui avait, un jour, été une boutique ; des chemins, des pentes, des prairies calcinées, qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle pouvait encore se les imaginer avant, se remémorer ces étés joyeux où le Soleil lui réchauffait l’échine ; la rosée sous ses sabots ; les voix des poneys, leurs rires, leurs colères, leurs ébats.

Sentir la chaleur. Entendre les tambours. Contempler l’incendie.

Sa respiration se fit heurtée. Combien de temps s’était-il écoulé depuis cette ultime journée ? Dix ans ? Quinze ans ? Depuis que la Grande guerre – ces grands titres nébuleux des principaux quotidiens : rationnement, conscription, soldats mutilés rentrant chez eux – avait débarqué à Ponyville ? Fermant les yeux, elle crut entendre les cris et les ordres aboyés aux pelotons stationnés tout au long de la Grand’rue, licornes et poneys terrestres garrot-à-garrot, retranchés derrière des barricades de fortune, un cordon de pégases au-dessus d’eux, sentinelles du désespoir : « Nuée de corbeaux, au moins cent ! » ; « Détachement de caprins arrivant plein Sud ! »

Rarity avait pris place dans la foule des réfugiés. Que faire d’autre ? Qu’avait-elle donc apporter à la troupe hétéroclite, mélange incongru de paysans et de gardes royaux, montés seuls à l’assaut contre les trompettes et les tambours de l’ennemi ? Ils s’étaient mis en marche lentement, et elle n’avait pu s’empêcher de regarder derrière elle, vers son village, vers ses amies ; assister de loin à la boucherie sanglante, voir son univers se couvrir de rouge dans le fracas des armes et des sorts de mort ; le ciel s’obscurcir et les maisons brûler ; les corps joncher les rues, brisés comme de simples poupées de chiffon, agonisant, hurlant.

Le lendemain, un jour trop tard, elle était revenue seule pour arpenter les ruines, parcourir les environs. Elle avait crié, crié de toutes ses forces, du fond de sa détresse, espérant que quelqu’un, n’importe qui, lui réponde. Elle avait trouvé Applejack – et toute sa famille – morte dans sa ferme, abandonnée là où elle avait tenté un dernier baroud d’honneur, des plumes et des cornes tout autour et du sang répandu, des mares de sang à peine séché. Leurs corps déchiquetés, amputés, à peine reconnaissables. Un peu plus loin, la chaumière de Fluttershy ; la pégase, gisante sur le seuil : une seule flèche en plein cœur avait suffi ; elle n’avait même pas osé résister. Et tous ses animaux, massacrés.

Se battre ou fuir. Un des dilemmes, parmi tant d’autres, que Rarity avait dû affronter après ce jour maudit, pendant la courte trêve où elle n’avait rien eu à faire qu’à se souvenir et à réfléchir. Que choisir ? Y avait-il d’ailleurs un choix possible ? Au moins échapperait-elle peut-être au sort de ce chamois qu’elle avait aperçu et soigneusement évité, un officier femelle, coincée dans une armure défoncée, une plaie ouverte à la nuque, des orbites vides à la place des yeux, titubant en plein centre-ville, appelant à l’aide d’une voix éteinte, réclamant ses amis, de l’eau, une présence, quelque chose, quelqu’un, n’importe qui.

Parfois Rarity en rêvait encore. Quand elle avait de la chance, dans ses rêves, elle leur tendait le sabot ; ou du moins, elle leur parlait, avant de leur tourner le dos.

« Rarity ? »

À quoi bon se ramentevoir ? Elle avait une mission, ici et maintenant.

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