Sleepy Hollow

À l'est de Spring Valley, avant d'arriver à White Plains puis à Pleasantville le chemin de fer longeait les grandes forêts d'Hollow Shades. Il fallait alors descendre et prendre les calèches, quand il y en avait, pour atteindre des villages plus reculés comme celui de Taratown.

Si le village était petit, il était ouvert et accueillant. Les fleurs ornaient les fenêtres, ornaient les toits par couronnes entières et la grande place avait même sa fontaine, quoiqu'ancienne, alimentée par la rivière, au nord, de Canterpace. Comme le village échappait aux bois, trois moulins à l'écart des maisons ponctuaient les prairies et les champs d'où les poneys ramenaient également de la laine pour leurs métiers à tisser. Mais c'était aussi un lieu de fête, et ce jour-là débutait la Tadsel qui était une fête locale. Chacun au lieu de travailler s'amusait sous les cuivres et les cordes des instruments. Les tables étaient nappées et couvertes, le soleil brillait fort, on riait bien et les sabots battaient la mesure avec joie.

Le hameau paraissait reculé, isolé à l'entrée de la vallée de Sleepy Hollow. Mais justement parce que cette vallée attisait l'imagination, Taratown avait son lot de curieux et de visiteurs. Ceux qui venaient y chercher la superstition et l'ignorance étaient déçus, mais le bonheur des habitants mêlé au silence de la région arrivait à les saisir au coeur.

Il fallait imaginer, entre des collines basses et planes, un vaste paysage rogné par les arbres noueux assombris de feuillages. Aux temps anciens, les poneys avaient voulu arracher des clairières aux bois et les bois s'étaient laissés faire, puis le temps était passé et Sleepy Hollow désertée reposait dans un silence saisissant, percé seulement par un bruissement d'écureuil ou par le cri occasionnel d'un rouge-gorge. À l'aube comme au soir la brume descendait les pentes et recouvrait le sol jusqu'à hauteur de poitrail, si bien que le silence, les vestiges des temps passés combinés à la pesanteur des forêts et des marécages donnaient naissance à tout un florilège de mythes et de légendes.

Aussi les touristes n'étaient-ils pas si rares et très bien accueillis, au point que l'hôtel de ville servait vraiment d'hôtel et offrait un petit musée-bibliothèque de toutes ces croyances. Taratown était réputée pour ses tavernes, pour ses mariages et pour ses festivités.

Mais s'il y avait bien quelques poneys attirés à l'occasion de la Tadsel, aucun poney et encore moins la maire ne se serait attendu à la visite d'une princesse. Or c'était bien ce qui arrivait : on avait vu, plus bas sur la route, venir Twilight Sparkle accompagnée d'une autre jument. La rumeur avait déjà fait le tour de la place. Tous se réjouissaient d'une visite aussi prestigieuse et se persuadaient qu'elle était là pour découvrir la fête.

Comment imaginer que la princesse Twilight Sparkle avait pu s'intéresser à une légende ? La princesse avait grandi à la grande cité de science de Canterlot. Elle avait l'esprit rigoureux, curieux de nature mais sceptique en tout et qui ne laissait de place ni au doute ni à la frivolité. Si elle ne dédaignait pas les petites histoires, la princesse y préférait ces ouvrages pointus et fouillés qui décrivaient tout sur des paragraphes avec la précision de l'algèbre.

Le temps et la couronne avaient tourné cette jument nerveuse et négligée en un objet d'admiration. Les poneys vantaient son pelage mauve et court qui faisait sa légèreté, et la douceur de sa crinière flottant en mèches sombres comme une vague d'encre, loin de la durcir, la rendait adorable. Il y en avait pour critiquer encore sa démarche un peu vive ou les cernes que peignaient parfois des soirées d'études à la chandelle, et ceux-là qui s'attaquaient à de tels détails admettaient tacitement le charme de la jeune princesse. Nombre la jalousaient, mais pour la plus grande part elles soupiraient face à une impossible compétition.

L'amie qui l'accompagnait s'appelait Pinkie Pie. Elle venait du monde rural. Elle avait la crinière bouffante, le crin à peine brossé, et semblait plus une pouliche trop grande et improbable. La terrestre était impressionnable, prête à tout croire et à s'émouvoir pour tout mais qui, l'instant d'après, faisait preuve de ce savoir dit populaire qu'aucune éducation ne pouvait octroyer et qui, après avoir donné du crédit au rumeur les plus folles, les pesait à la balance de l'intuition.

On les accueillit toutes deux avec un certain empressement, la maire en tête, qui était jeune et enthousiaste, pour qu'elles se joignent à la Tadsel. Les tonneaux regorgeaient de pommes, le céleri était posé par bouquets au pied des arbres et les citrouilles entassées sous les tables.

Mais la princesse déclina et, assez curieuse, voire inquiète, demanda si un habitant avait vu passer plus tôt dans la journée une terrestre piquetée de rousseur, au crin de seigle, portant un chapeau stetson. C'était une autre de ses amies appelée Applejack.

Voilà ce qui s'était passé.

Deux jours plus tôt, un poney avait disparu à Sleepy Hollow. La nouvelle n'aurait concerné que les proches et la garde si tout de suite la rumeur n'avait pas couru que le responsable était un poney sans tête, vêtu d'une vaste cape, qui l'aurait poursuivi dans la nuit pour l'emporter. Parce que c'était Hollow Shades et parce que le disparu avait quelque réputation, l'anecdote s'était répandue un peu partout dans les cercles d'Equestria.

Bien sûr, elle avait été démontée peu après. Le poney avait été revu assis à un restaurant de Pleasantville, plus affamé qu'inquiet, et la mésaventure s'arrêtait là. Même sans ça, le poney sans tête était une explication absurde. Twilight Sparkle avait pris grand soin d'exposer deux choses : la première était qu'entre toutes les explications c'était la plus improbable, mille autres choses ayant pu arriver dont, bêtement, de se perdre dans la vallée qui était vaste et tortueuse, surtout dans l'obscurité de la nuit ; la seconde était qu'il existait des légendes de poney nocturne, galopant à grand bruit, avec ou sans tête un peu partout et à toutes les époques d'Equestria. Tout cela était né seulement du bruit que faisaient les nuits d'orage, des veillées et des rites de passage anciens, depuis longtemps oubliés. Nuls ne lui donnaient plus raison que les habitants de Taratown eux-mêmes, qui riaient bien de toutes ces histoires. Il fallait avoir les nerfs plus solides que ça pour vivre à l'entrée de Sleepy Hollow.

La légende était risible, mais populaire. À la surprise de la princesse, son amie Applejack avait la veille, comme sur un coup de tête, décidé de partir enquêter. Elle avait pris à l'aube le premier train, alors que le soleil se levait à peine, et Pinkie Pie s'était plainte toute la matinée de n'avoir pas pu l'accompagner. Puis, peu avant midi, Pinkie Pie à son tour avait voulu s'y rendre et Twilight, à contrecoeur, et étonnée par l'intérêt de ses amies, s'était laissée convaincre.

Tout cela aurait été bon et bien si Twilight Sparkle, en descendant du train à Hollow Shades, n'avait pas demandé où trouver Applejack. Ce qui était d'abord un besoin de rattraper son amie s'était vite mué en craintes, car elle n'avait pas pu trouver un seul poney qui se rappelle avoir parlé ou même vu la fermière.

Cela en soi n'était pas tant surprenant, quand bien même les visiteurs étaient peu communs et la fermière remarquable, mais la princesse ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour son amie et de se demander où elle avait pu passer. Elle aurait presque voulu demander l'aide de la maire pour une battue, si cela n'avait pas été déraisonnable.

Pinkie Pie, cependant, tout en s'intéressant aux tables pour s'empiffrer, demandait des précisions sur la légende du poney sans tête.

« Qui a rapporté la disparition ? » Se demandait-elle.

« Il s'agit de Bold Bones, un sacré étalon qui tire la meule et qui sert parfois de garde forestier. Bold est jovial et boute-en-train. Il est allé le matin sur la route qui plonge dans la vallée, et juste avant le pont qui enjambe la Canterpace il a trouvé les dernières traces du fameux disparu. On dit par ici que c'est plutôt Bold Bones qui l'aurait attendu la nuit pour lui jouer une farce, et qui lui aurait galopé après tête baissée. Quoi d'autre, sinon ? »

« D'accord ! Oh et, qui habite la vallée ? »

« Personne. La vallée est abandonnée. D'ailleurs, c'est la Tadsel. La fête dure deux jours et durant ces deux jours la coutume veut qu'on ne s'y rende pas, surtout de nuit. Sans doute pour rajouter du mystère au lieu, allez savoir. De toute manière, les visiteurs adorent braver les interdits, et il y en aura bien pour aller attraper froid là-bas, question d'avoir quelque chose à raconter. Si l'idée vous prend, je ne veux pas vous décevoir mais Sleepy Hollow est, comme son nom l'indique, plutôt ennuyeuse. »

Ces précisions prises, la jeune terrestre harcela la princesse pour qu'elles se rendent à l'instant dans la vallée même.

Bien sûr, Twilight Sparkle ne pouvait pas comprendre cet empressement puéril à poursuivre des ombres, alors qu'elle-même s'inquiétait pour Applejack. Mais aussi, on approchait du soir et elle ne voulait pas se faire surprendre par la nuit -- non par peur, mais par bon sens. Enfin, la maire en ayant vent de cette idée de départ la pressa et la supplia de rester et de profiter de la fête à laquelle elle apportait une gloire nouvelle. Tout le village était fier de la voir et serait désolé de son départ. La fête durait deux jours et plus tard, si elle le voulait, elle pourrait à loisir visiter la vallée, qui valait le coup d'oeil, mais pour l'heure il y avait les tables, les danses et les jeux.

À tout cela Pinkie Pie proposa simplement qu'Applejack était sans doute dans la vallée, et Twilight Sparkle se laissa convaincre de s'y rendre.

~~ ~~

Pour s'occuper ou comme par vengeance, la princesse passa le temps du trajet à démontrer encore et encore l'absurdité de la légende. La route qu'elles suivaient, toute de terre battue large et propre, bien entretenue, avait plongé parmi les arbres. Les dernières rumeurs de la fête s'étaient estompées, si bien qu'elles goûtaient toutes deux à se silence célèbre de Sleepy Hollow. Il n'y avait là rien d'effrayant, une végétation luxuriante, un peu épaisse avec ses branches emmêlées et ses broussailles, mais autrement riante et baignée de tranquillité.

Le chemin était également ponctué, ici et là, par des citrouilles au côté du chemin, contre une racine ou sur une souche, que les habitants creusaient et sur lesquels ils découpaient des sourires comiques avant de les laisser reposer des semaines sinon des mois en vue de la Tadsel. Les lucioles, le soir, attirées par le sucré des parois et par la chaleur, venaient y papillonner et les emplissaient de lumière. Durant le jour, elles apportaient plus de couleurs aux arbres qui en manquaient, et elles se faisaient l'écho de la fête.

« Et pourquoi un poney sans tête ? » S'entêtait la princesse. « Pourquoi est-ce qu'un poney n'aurait pas de tête ? C'est absurde ! Et pas très pratique. De plus, quand bien même un tel poney existerait, qu'est-ce qu'il viendrait faire à Hollow Shades ? Rien ne justifie son existence ! Est-ce que tu sais au moins qu'il y a déjà une jument qui a étudié ces légendes ? Et qu'est-ce qu'elle a trouvé ? Rien ! »

« Je sais ! » Se réjouit Pinkie Pie.

La terrestre ne semblait se soucier de rien. Elle se promenait avec une joie enfantine, s'arrêtait aux citrouilles ou observait les feuillages inertes, ou poursuivait parfois leurs ombres qui s'allongeaient au soir parmi les ombres des troncs.

« Elle s'appelait Broken Tool et son livre avait un tas d'images ! » Continua son amie terrestre. « Et parmi ces images il y avait une vieille statue de poney sans tête. Alors je me suis demandée, mais où se trouvait cette statue ? Devine quoi ! Elle se trouve au coeur de Sleepy Hollow, à l'entrée d'un manoir où vit un certain colonel Copperhead ! Un riche étalon mais plutôt discret et qui vit tout seul là-bas. Tu sais ce que ça veut dire ? »

« Que la légende du poney sans tête date de longtemps ? »

« Que quand la maire nous a dit qu'aucun poney ne vivait à Sleepy Hollow, » sourit Pinkie Pie, « elle avait oublié quelqu'un ! »

Si Twilight Sparkle aurait dû se préoccuper de cette maladresse, elle s'étonnait bien plutôt que son amie ait trouvé une information qu'elle-même aurait manqué, et elle s'étonnait de n'avoir pour sa part jamais entendu parler d'un tel colonel. Mais enfin elle songea que si Applejack était allée quelque part, ce pouvait être chez cet original, et elle commença à approuver l'attitude de Pinkie Pie.

Elles arrivaient alors vers une petite chapelle taillée toute d'un bloc et minuscule, rongée par la mousse au point d'en être fissurée et qui ne contenait qu'un buste de la princesse. Juste à côté de la chapelle, la route croisait la Canterpace et l'enjambait à l'aide d'un pont de bois au toit haut et pentu. Le pont était neuf, sans couleur tant son bois était clair et frais. L'eau de la rivière coulait dessous sans bruit, si bien qu'il n'y avait que les sabots des juments pour troubler ce petit espace. Sur l'autre rive les bois s'écartaient assez pour voir s'étendre la vallée, avec ses clairières, ses prés, ses sentes et ses champs de blé.

Les deux juments s'arrêtèrent, puis se précipitèrent devant le pont. Par terre s'y trouvaient une courge écrasée et, à côté, un chapeau stetson.

La princesse ramassa le chapeau. Elle jura que c'était bien celui de son amie Applejack, et de le trouver abandonné ainsi raviva ses craintes. Pinkie Pie, quant à elle, reniflait la courge et constatait que cette dernière était encore fraîche, comme préservée, pareillement à la vallée, par la fraîcheur des nuits. Mais elle restait d'avis, en voyant justement les cristaux formés par l'ondée, que tout cela datait, et alors même que Twilight Sparkle s'inquiétait pour leur amie commune, elle-même sembla au contraire rire de toutes ces craintes.

« Oublie cette légende deux secondes ! » S'agaça Twilight Sparkle. « Applejack est peut-être en danger ! »

Elles se disputaient à ce sujet quand un poney surgit des arbres, un solide étalon et un terrestre qui portait la botte de paille comme marque de beauté. Pareil à la vallée, il avait approché sans un bruit et ses sabots ne semblaient pas même laisser d'empreinte dans l'herbe, puis dans la terre du chemin lorsqu'il rejoignit les deux juments. Il avait le regard sévère.

C'était Bold Bones, le fameux garde forestier qui avait rapporté la disparition. Twilight Sparkle lui demanda où se trouvait Applejack et lui tendit le chapeau comme preuve que son amie était passée par là. Mais Bold Bones secoua la tête.

« Ce n'est pas le chapeau de votre amie. C'est un chapeau. Celui-ci a appartenu au poney disparu voilà deux jours, à cet endroit précis. J'ai tout laissé en l'état. »

« Du reste » continuait l'étalon « votre amie n'est pas dans la vallée. Nous l'avons convaincue de faire demi-tour alors qu'elle était encore dans le train. »

Aussitôt la princesse se méfia et, hostile, demanda qui était ce nous. La végétation qui l'instant d'avant lui avait parue accueillante s'était assombrie et refermée. Mais si l'étalon se montrait froid et ferme, il se montrait aussi indolent.

« Princesse, en ces lieux l'ignorance est votre meilleure arme. Je répondrai à tout ce qui ne vous mettra pas en danger. Je ne suis pas garde forestier mais garde royal. »

« Le poney sans tête existe bel et bien, c'est une jument blanche comme la craie, avec une cape pareillement blanche et dont le col masque son cou tranché. Elle est accompagnée d'une meute qui hurle et aboie à sa place, et elle galope la nuit entière à travers la vallée. La jument pourchasse ceux de mauvaise vertu et les réduit à l'état de bête. Pour lui échapper, il faut traverser le pont que voilà, car sur l'autre rive vous serez à sa merci et si elle vous attrape, même les étoiles ne pourront pas vous venir en aide. Sachez encore que c'est la Tadsel. Ces deux prochaines nuits, les spectres seront particulièrement présents. Si vous considérez vraiment de continuer, choisissez un autre jour, et ne vous attardez pas. »

Twilight Sparkle, un peu agacée, demanda pourquoi la garde n'avait jamais rien fait contre cette jument sans tête, si vraiment elle existait. À son ton il était aisé de voir qu'elle n'y croyait pas.

« L'ignorance est votre alliée. Vous savez pour votre amie et pour le poney sans tête. J'en ai déjà dit plus que je ne devrais, et je le fais seulement par devoir, pour vous demander de ne pas franchir ce pont. »

Il accepta cependant, à contrecoeur, de donner des précisions sur la jument sans tête, qu'il appela Whip-poor-will et qui avait servi dans les temps anciens. Whip-poor-will avait appartenu à la garde royale. Elle avait participé à la Traque, elle était revenue du Tartare et c'était à Sleepy Hollow enfin que la garde avait perdu la tête. Ignorant d'être morte, Whip-poor-will continuait de servir sa princesse aveuglément, et s'en prenait particulièrement, précisa Bold Bones, à ceux et celles qui avaient des yeux verres et vitreux comme des yeux de bêtes.

Tout cela parut ridicule à Twilight Sparkle et comme le garde refusait de répondre à ses autres questions, la princesse entraîna son amie terrestre sur le pont. Elles traversaient et derrière elles Bold Bones les regarda s'éloigner sur la route de la vallée. Twilight Sparkle aurait juré que son regard avait pesé sur elles jusqu'à ce qu'enfin les arbres obscurcissent sa vue.

Sans doute la nuit Sleepy Hollow pouvait être impressionnante, mais dans le vif du soir elle semblait surtout calme et majestueuse. Le blé des champs flottait sans la moindre rumeur sur leurs maigres espaces, derrière des clôtures peintes de blanc et parsemées de coeurs. Ici ou là le toit d'une ancienne ferme surplombait les arbres tandis que, le long d'un sentier parallèle, les juments pouvaient voir quelque banc que les hautes herbes laissaient en paix. Les citrouilles souriantes étaient présentes un peu partout, parfois même par grappes, accumulées au fil des ans et quelque peu grotesques.

Elles arrivèrent enfin au domaine du colonel Copperhead, un grand manoir de campagne devant lequel effectivement se dressait la statue dévorée par la mousse d'une jument sans tête, à la cape ample et sauvage, et démesurée, qui portait la cuirasse et sur ses pattes avants dressées deux petits boucliers en pointe. Quant au domaine, il se détachait nettement sur un vaste espace dégagé qui dodelinait, et la demeure même avait ses toits faits de tuiles en terre cuite d'un bleu sombre. Sur la terrasse de l'entrée étaient accrochés, contre le mur, une collection d'outils anciens et de pièces de bât.

Les juments frappèrent. Une servante vint leur ouvrir, qui se présenta. Elle s'appelait Topsy-turvy et était au service de Copperhead. C'était elle qui allait faire le marché au village et qui entretenait la demeure. Elle portait une petite livrée proprette, un peu vieillotte, et au visage un petit sourire aimable. La servante les fit entrer.

Copperhead les accueillit avec une certaine joie et toute la retenue de son âge. L'étalon était bien bâti, plutôt sage et avec des favoris qui lui couraient presque jusqu'au menton. Son hall se couvrait de vitrines et de présentoirs, avec au centre de la pièce deux de ces cuirasses de fer couvertes de piques qui faisaient la fascination et la moquerie des contemporains. Sans grande peine, le colonel s'avoua collectionneur.

Ils allèrent au salon où on servit le thé à la princesse. La pièce était plutôt bien éclairée, comme tout le manoir, par des bougies et des chandeliers en abondance. La table même était petite et ronde, avec même pas six tabourets, mais riche. Deux bouquets de fleurs la décoraient de mille couleurs. Une fois assises, Twilight Sparkle et son amies purent mieux dévisager leur hôte et son visage clair, dépourvu d'ombres à la lumière des chandelles.

Tandis que la servante s'affairait, le colonel expliquait comment il avait fini ici. Sa famille avait une longue histoire avec les griffons, qui avaient considéré un temps Sleepy Hollow comme un Landgravier, si bien que le père de son père avait reçu ce titre honorifique de colonel dont il avait hérité. Passionné d'histoire Copperhead se passionnait également pour les mythes et les histoires de la vallée, voire il y voyait une forme de devoir de mémoire. Aussi, le colonel avoua avec amertume regretter le temps où la licorne Broken Tool lui rendait visite et où ils discutaient, des heures durant, en bas des pentes, en profitant du petit matin.

« Alors vous pouvez confirmer que le poney sans tête n'existe pas ? » Demanda Twilight Sparkle, pressée de mettre fin à cette enquête.

« Oh, elle existe. » Objecta le colonel.

Puis il se leva et regardant par la fenêtre, face au soir qui tombait il suggéra que ce serait bientôt la nuit, et qu'à la Tadsel les esprits s'éveillaient. Son espoir était que la princesse se montrerait raisonnable et accepterait de repartir assez tôt pour retraverser le pont à temps, puisqu'il ne savait pas comment Whip-poor-will réagirait. Après quoi il sourit à ses visiteuses et, débonnaire, devinant qu'elles resteraient, il leur proposa au moins de passer la nuit a manoir, bien au chaud dans une chambre d'hôtes.

« C'est gentil, » objecta Twilight Sparkle, « mais je préférerais trouver mon amie Applejack. »

Il sembla cependant à Twilight Sparkle que fouiller la vallée à sabots n'aurait servi à rien, et malgré tous ses soupçons, qu'il était arrivé quelque chose à son amie, elle n'aurait même pas su dire quoi, si bien qu'elle se laissa convaincre de commencer ses fouilles par le manoir même, plutôt que de ressortir.

Une dernière fois quand même, le colonel les invita à repartir pour le village, notant qu'il restait le temps avant que le soleil ne disparaisse, et il proposa des les accompagner pour faire la surprise de cette visite aux villageois. Twilight Sparkle déclina et le colonel se tourna vers Pinkie Pie qui était occupée à tapoter du sabot une pipe en corne exposée sur son piédestal. Le colonel la gronda gentiment pour qu'elle délaisse l'objet.

« Je crois qu'on devrait repartir. » Proposa la jument sur un coup de tête.

« Mais c'est toi qui as voulu qu'on vienne !? » S'étonna Twilight Sparkle.

Elle se dit soudain que Pinkie Pie avait peur de la jument sans tête, et elle eut un mélange de moquerie et d'ennui. Elle s'entêta, si bien qu'après que la servante eut débarrassé, celle-ci les mena à leur chambre. En chemin et jusqu'à leur arrivée Twilight Sparkle constata encore qu'au-dessus de chaque porte était cloué un fer à cheval, et quand elle demanda, la servante lui répondit que c'était une protection.

Une fois seules, Pinkie Pie se mit à s'inquiéter.

« Twilight, tu n'as rien remarqué ? »

« Non, quoi ? »

« Ce domaine est immense ! Pas juste immense mais vraiment gigantesque ! Et pourtant les barrières sont repeintes et il y a du blé dans les champs, et toutes les bougies sont neuves et à peine entamées. »

La princesse ne voyait pas le problème.

« Oh Twilight, tu n'arriverais pas à voir un éléphant même s'il était sur ton museau ! Tu as remarqué comme Bold Bones ne fait pas de bruit quand il marche ? Eh bien, le colonel et Topsy-turvy non plus ! Et tu sais ce que j'ai remarqué d'autre ? Ils n'ont pas d'ombre. »

La jument se renfrogna, parce qu'avec toute la lumière des lieux elle n'y avait pas prêté d'attention, et elle n'arrivait pas à se souvenir d'un détail aussi quelconque.

« Et c'est pour ça que tu voulais repartir ? » S'enquit Twilight. « Parce que tu penses qu'ils sont de mèche et qu'ils ont enlevé Applejack ? »

« Tu as vraiment une imagination débordante, tu sais. » Gloussa Pinkie Pie.

~~ ~~

Il ne fallut pas deux heures avant que le soleil ne disparaisse et que la nuit s'installe. À mesure que la nuit montait, les lumières du manoir allaient s'éteindre, Topsy-turvy passant dans les couloirs avec sa canne en cuivre pour les étouffer. Elle ne faisait effectivement aucun bruit et Twilight Sparkle fut surprise quand la lumière du couloir disparut sous le pas de porte de leur chambre.

Dehors la brume s'était installée, froide et flottante, qui lui évoquait des troupeaux de moutons vaporeux. Elle devinait la route qu'elles avaient emprunté, ainsi que les forêts dont les silhouettes étaient devenues larges et menaçantes. La nuit noire autrement, comme si la voûte céleste était sans effet, effaçait tout et lui dérobait tous les détails.

Elle s'était résolue à attendre le lendemain avant de continuer, s'était toilettée et discutait à présent, couchée dans le petit lit campagnard, avec son amie qui faisait les cent pas.

Tandis qu'elles parlaient, un cri perçant surgit de dehors, bestial et difforme. Toutes deux dressèrent l'oreille et Pinkie Pie se précipita à la fenêtre, mais sans rien pouvoir distinguer que la vallée assoupie. Elle piétinait encore sur place quand on vint frapper à leur porte, et que la voix de Topsy-turvy les appela pour leur demander d'ouvrir.

À sa surprise, Twilight Sparkle découvrit la servante et le colonel ensemble, revêtus de cuirasses de la garde et l'air sévère pareil à celui qu'avait arboré Bold Bones.

« Vous devez partir. » Affirma le colonel. « J'ai cru que dans le manoir vous seriez à l'abri, mais Whip-poor-will approche. L'une de vous est sa proie cette nuit, et il n'y a rien que je puisse faire pour vous protéger. »

« Ne posez pas de questions, ne perdez pas de temps. Courez jusqu'au pont sans vous arrêter, aussi vite que vous pouvez. Évitez la lune et les citrouilles. Si les cris de la meute se rapprochent, retenez votre souffle. Vous avez de la monnaie ? »

La princesse un peu prise de court lui tendit une pièce que l'étalon prit pour en observer les deux faces, puis pour la mordre avant de la rendre à la princesse.

« Mettez une pièce entre les dents ou sous la langue. »

« Pourquoi ! » Lâcha Twilight Sparkle, excédée.

« L'or est le symbole du soleil. Il vous met sous sa protection. C'est illusoire mais autant tout tenter. Sortez sans attendre, courez sans vous retourner. Traversez le pont et vous serez en sécurité. Et vous, » dit-il à Pinkie Pie, « protégez la princesse avec votre vie. »

Un long hurlement déchira la nuit, plus proche à présent, pareil au tonnerre qui annonçait les nuits d'orage. D'autres cris plus faibles s'égaillaient et s'éteignaient par les fenêtres du manoir. Ils avaient gagné le hall et, dans l'obscurité, ils approchaient de la porte d'entrée.

« Mais enfin, c'est absurde ! » Se fâcha Twilight Sparkle. « Pourquoi est-ce que nous serions en danger ? Et pourquoi cette jument sans tête nous en voudrait ? »

« L'ignorance est votre alliée. » Sermonna nerveusement Copperhead. « Ce peut être l'odeur de dragon que vous dégagez. L'aura de votre magie. Impossible de savoir. À présent, au nom de la lune, arrêtez de poser des questions. »

« Vous savez que je peux me défendre ? » Fit remarquer Twilight.

« Des plus puissants que vous ont essayé. Sleepy Hollow est un champ de bataille. La brume n'est pas qu'un décor. À la Tadsel tout particulièrement, absolument personne ne peut rester à Sleepy Hollow. » Et il se mordit la lèvre. « Par pitié, plus de questions. »

Topsy-turvy leur ouvrit la porte. L'air glacial du dehors vint leur claquer au museau. Dans les ténèbres ambiantes, il leur semblait entendre encore les échos des bêtes et de leurs hurlements. Twilight Sparkle ne put s'empêcher de faire luire sa corne pour y voir un peu.

« Ne soyez pas ridicule ! La jument sans tête vous a bien laissés tranquilles, non ? »

Elle se retourna. Elles étaient seules.

La maire n'avait pas menti en disant qu'aucun poney ne vivait à Sleepy Hollow. À présent le manoir était vide et froid. Pinkie Pie, loin d'être surprise, se contenta de frapper son front du sabot et se précipita par la porte pour inciter Twilight Sparkle à la suivre.

Elles s'échappèrent ainsi, ventre à terre, loin du manoir d'où bientôt éclatèrent une volée de cris infâmes et monstrueux, amplifiés par le silence de Sleepy Hollow. Pinkie Pie laissa son amie la rattraper et lui répéta qu'elles devaient gagner le pont. Il aurait été difficile de dire alors si, pour la princesse studieuse et réfléchie, tout cela n'avait pas des airs de mise en scène. Elle n'y croyait qu'à moitié, méfiante, quand bien même les cris et la disparition soudaine des deux poneys la dérangeaient.

Toute à sa course, elle ne se rendit compte que tardivement des citrouilles qui, illuminées, brûlaient d'un feu bleu spectral et ponctuaient comme d'infimes lueurs les chemins et les orées. On aurait dit des armées de spectres observant la fuite des deux juments, et ces regards grossiers découpés au couteau dans la chair des fruits avaient quelque chose d'oppressant.

Pinkie Pie se tendit soudain et, comme par instinct, se déporta sur la gauche pour quitter la route. Sans comprendre, son amie la suivit et plongea avec elle dans le blé d'un champ. Elle cria que ce n'était pas la route pour le pont, mais la pièce en or dans sa bouche la gênait. Agacée, Twilight Sparkle la cracha.

Des cris de bêtes éclatèrent sur la route, faibles d'abord puis soudainement amplifiés, en quelques secondes, jusqu'à devenir assourdissants. La princesse entendit également des foulées lourdes de sabots, non pas nus mais ferrés et cuirassés. Elle reporta son attention de ce côté et tenta de discerner, à travers les épis, ce qui se passait sur la route. Puis elle se rendit compte que ce n'était plus sur la route, mais que les bêtes s'engageaient dans le petit champ. Le blé frémissait derrière elle et remuait, ombres parmi les ombres.

Puis en regardant devant elle Twilight Sparkle se rendit compte que Pinkie Pie n'était plus là.

Elle eut un instant de panique. Les cris dans son dos se rapprochaient rapidement, au point qu'elle les crut à seulement quelques mètres. Elle voulut user de sa magie, sentit l'air humide et moite. Sa magie se dissipa. Soudain le champ prit fin et après un bref découvert la jeune jument se jeta parmi les arbres et les buissons. Elle galopait, sautait par-dessus les racines et sous les branches, et se retournait plusieurs fois pour voir les silhouettes massives et difformes qui la talonnaient. Il lui semblait voir, sous des angles impossibles, les gueules ouvertes, garnies de crocs, et le poil rougeâtre flottant.

Sa corne lui obéit enfin. La magie se raffermit et l'instant d'après, dans un éclat, elle reparut aux abords de la route, loin des cris de bêtes que la nuit emportait. Elle soupira, soulagée, se rendit compte qu'elle avait retenu son souffle tout ce temps puis s'inquiéta pour son amie Pinkie Pie. Mais alors qu'elle regardait autour d'elle, elle se figea : sur la route se trouvait la silhouette d'une jument.

Cette jument avait le pelage blanc bien découpé dans la nuit, mais difficile à discerner car portant une cuirasse avec, ceinte au poitrail, une pierre de rubis. La jument avait aussi une vaste cape que la brume faisait flotter sans fin, et qui était d'un rouge vif et sauvage. Au col, là où il aurait dû y avoir le cou et la tête, il n'y avait rien.

La jument sans tête s'avança au pas, puis battit le trot, puis galopa. Ses sabots cuirassés tonnaient avec force et frappaient jusqu'au coeur de la princesse épouvantée, non pas tant par l'apparition que parce qu'elle avait saisi un détail. Sur le côté de sa selle, sous la cape battant au galop, la jument portait un heaume accroché et qui semblait plein.

Soudain Twilight Sparkle se rendit compte qu'elle était à découvert sur la route, sous la Lune et trop proche de la jument. Elle s'enfuit sans plus attendre, talonnée de près, et elle pouvait entendre tout autour les hurlements de bêtes en chasse.

La jument cuirassée gagna sur elle, jusqu'à n'être qu'à un mètre, à moins d'un mètre, et si elle avait eu des dents il lui aurait suffi de saisir la queue battante de la princesse pour l'arrêter net dans sa course. Le coeur de Twilight Sparkle battait follement. Sa corne crépitait en vain et elle cherchait du regard une échappatoire, ou bien la silhouette du pont au loin invisible dans les ténèbres. Le galop de la jument cuirassée était terrible, si proche à présent qu'elle dut tourner la tête et voir ce corps spectral à hauteur de son flanc, qui frappa soudain.

Le sabot cuirassé manqua la princesse d'un poil, et toucha à la place la bourse qui se défit et lâcha une pluie de pièces. Un bref instant, Twilight Sparkle reprit de l'avance, mais la jument sans tête fut à nouveau sur elle la seconde d'après.

N'y tenant plus, Twilight Sparkle ouvrit ses ailes, mais celles-ci pendirent et flottèrent, pesantes, contre la brume. La princesse trébucha et roula par terre, et se retrouva endolorie sur la terre battue du chemin. Elle gémissait encore, les yeux mi-clos, quand elle vit la figure spectrale s'approcher au pas. Ses yeux se fixèrent sur le heaume attaché à la selle et elle retint un cri d'horreur.

Elle se releva sans attendre, quitta la route et traversant un petit cours d'eau, elle plongea à nouveau dans les bois. La jument s'élança après elle. Twilight Sparkle avait les pattes endolories, le souffle court, et elle n'arrivait plus à maintenir l'allure. Mais en se retournant elle se surprit à voir le spectre bien loin, et elle supposa que c'étaient les branches et les racines qui la gênaient. Elle reprit espoir.

À présent la jument sans tête ne lui paraissait plus si redoutable, puisqu'elle arrivait à la semer. Un peu rassérénée, la jeune jument se perdit parmi les arbres si bien que quand elle reparut dans une clairière, il n'y avait plus de route. Elle ralentit le pas, se mit à errer dans le silence de Sleepy Hollow. Il n'y avait, dans la nuit, aucun repère, sinon les étoiles lointaines qui brillaient. La vallée n'était ici qu'un bloc noir uniforme découpé contre le ciel.

Le hasard voulut qu'elle aille du mauvais côté, mais qu'un chemin de terre la ramène ensuite par une large courbe du côté de la Canterpace, si bien qu'à l'approche de minuit elle était sans le savoir à moins de cent mètres du pont de bois. La jument sans tête ne se manifestait plus, le silence régnait et Twilight Sparkle se demandait seulement où était Pinkie Pie quand elle croisa une de ces citrouilles au feu bleuâtre et froid.

Un hennissement inéquin la fit frissonner. Sans attendre la princesse se remit à galoper, par chance du côté du pont, avant même d'entendre le bruit lourd des sabots et de voir la silhouette et sa cape battante qui fondaient sur elle.

Tout se joua à presque rien, une seconde et quelques mètres, mais Twilight Sparkle parvint à se jeter d'un bond au travers du pont. Elle roula sur le bois, culbuta puis s'arrêta sur le dos et, paniquée, se releva pour finir sur l'autre rive, épuisée. Là, tremblante encore, elle se retourna et regarda du côté d'où elle venait et où la jument blanche se dressait toujours, la cape battante, dans le silence de la nuit. La jument sans tête avait arrêté court et piétiné devant le pont, puis s'était calmée et, après quelques secondes, se détourna pour disparaître en quelques instants dans la nuit noire.

« Twilight ! » Lança Pinkie Pie en bondissant au cou de son amie. La terrestre l'avait perdue de vue dans le blé, avait voulu la retrouver mais, très vite, avec l'impression du piège qui se referme, elle avait résolu de courir jusqu'au pont pour attendre de l'autre côté, anxieuse, le retour de la jeune jument.

Une fois ensemble, toutes deux retournèrent à Taratown passer la nuit. Au matin elles recevaient une lettre d'Applejack depuis Sweet Apple Acres, et cela acheva de convaincre Twilight Sparkle de rentrer. Une fois de retour à son palais, quand on lui demanda si le poney sans tête existait vraiment, elle se montra sceptique. Même après avoir été talonnée, même après avoir vu l'horreur derrière ce heaume accroché, elle songeait toujours que ça avait pu être une mise en scène élaborée.

C'était le second jour de la Tadsel, ou la fête aux défunts, et cette nuit-là on rapporta à Ponyville avoir vu galoper, dans la plaine près du palais, une jument blanche à la cape écarlate, entourée de bêtes hurlantes.

Twilight Sparkle s'en moqua gentiment, et invita les poneys à ne plus sortir la nuit.