Nightmare

  Les étudiants commençaient à s'impatienter; ils attendaient les Dazzlings depuis plus de trente minutes et elles n'étaient toujours pas arrivées. La prestation de Trixie et les Illusions leur semblaient à des années-lumières, personne ne se souvenait de l'air de leur chanson ni même du titre. Ils aimaient beaucoup le groupe de Trixie, mais le fait qu'elles n'avaient composé qu'une seule chanson les plaçaient au-dessous des Dazzlings - ces dernières ayant promis à leur public qu'elles préparaient une seconde chanson pour la finale, ils ne tenaient plus en place.

  En coulisses, les Dazzlings étaient fin prêtes. Elles attendaient simplement que leurs pendentifs aient fini d'absorber toute l'énergie négative des Rainbooms qui se disputaient, enfermées sous la scène par les Illusions. Lorsque la dernière volute de fumée verte magique fut aspirée, les pierres rouges de leurs colliers scintillèrent à l'unisson. Les Dazzlings attrapèrent leurs micros et firent signe à l'ingénieur du son de lancer la musique. Lorsque les premières notes retentirent, les fans poussèrent des cris de joie. Ils hurlèrent encore plus fort quand ils virent Adagio, Aria et Sonata marcher vers eux en parfaite synchronisation, qui plus est dans des tenues absolument sublimes.

  Les Dazzlings prirent une grande inspiration, et se lancèrent dans une série de vocalises. Cela conquit vite le public, qui se laissa emporter par l’enivrante mélodie de leurs voix. Elles firent gracieusement onduler leurs bras et leurs hanches, puis y joignirent quelques pas de danse. Enfin, Adagio vint se placer au centre de la scène et commença à chanter de sa voix ensorcelante :

« Bienvenue à vous... on va s'occuper d'tout...»

  Les adolescents avaient les yeux rivés sur les Dazzlings, et semblaient incapables de détourner le regard. Adagio, Aria et Sonata le remarquèrent, et échangèrent des regards entendus. Des sourires malveillants se dessinèrent sur leurs visages. Elles entamèrent le deuxième couplet avec une puissance inouïe, qui leur donna des ailes... littéralement. De longues ailes translucides apparurent dans leur dos, des oreilles équines leur poussèrent au sommet de la tête, et elles s'élevèrent légèrement du sol de la scène, ce qui constituait déjà un exploit dans ce monde. Les Dazzlings montèrent dans les aigus pour chanter la dernière phrase de leur chanson. Lorsqu'elles prononcèrent le dernier mot, elles sentirent leurs cordes vocales vibrer intensément. Et elles adoraient cela.

  C'est alors que six voix résonnèrent dans le stade, accompagnées par des instruments de musique. Le vent s'était levé au même moment. Aria désigna les coupables du doigt tandis qu'une bourrasque secouait les pans de sa robe. Adagio ne voyait pas grand chose à travers ses mèches de cheveux, qui ondulaient devant ses yeux à cause du vent. Elle plissa les yeux et distingua sept silhouettes colorées, dont une située un peu à l'écart des autres, ainsi qu'une forme animale, ce qui semblait être un chien... La sirène rousse écarquilla les yeux; la colère s'empara d'elle en entendant la voix de Twilight Sparkle et des Rainbooms.

  Ces dernières avaient grimpé sur une colline surplombant le stade. Grâce à Vinyl Scratch, qui était la seule adolescente de CHS à ne pas avoir été ensorcelée par les Dazzlings - puisqu'elle n'enlevait jamais son casque, les sept amies avaient pu s'échapper du piège de Trixie. Et Vinyl avait sorti sa voiture ultra-moderne pour amplifier le son de leur musique. Les étudiants se "réveillèrent" en entendant les Rainbooms et furent conquis par leur chanson. Mais les sirènes n'en avaient pas terminé avec leurs ennemies. Aussi, Adagio empoigna son micro avec détermination et lança :

— Alors, les Rainbooms veulent faire une véritable bataille de chant ? Elles l'auront voulu... !

  Les Dazzlings improvisèrent quelques paroles et chantèrent de tout leur cœur. Elles sentirent alors une puissance inimaginable couler dans leurs veines. Leur transformation commença. Leurs pupilles devinrent rouge sang, et une aura de la même couleur balaya le stade. Les trois chanteuses portèrent leurs mains à leurs pendentifs pour prélever de la magie, puis tendirent leurs bras vers le ciel, libérant les projections astrales de leur forme de sirène. Les trois acolytes étaient au paroxysme de leur puissance.

  Les créatures magiques se mouvèrent dans le ciel nocturne, sous les yeux effarés des Rainbooms (et certainement aussi de Vinyl, même si on ne voyait jamais rien derrière ses lunettes violettes). Les Dazzlings avaient un contrôle total sur ces êtres célestes créés par magie. Elles n'avaient plus rien de séduisant, bien au contraire; elles inspiraient l'horreur, avec leurs pupilles rouges et leur rictus malveillant. Ce soir-là, les Dazzlings montraient leurs vrais visages... Des monstres.

  Les sirènes se jetèrent sur les Rainbooms; Sonata sur Fluttershy, Aria sur Rarity et Adagio sur Twilight. L'élément de la bonté secoua son tambourin et envoya une nuée de papillons roses qui aveuglèrent la sirène bleue. La styliste joua quelques notes sur sa key-tar et projeta des fragments de diamant sur Aria, qui se cabra avec répulsion. Adagio se rua vers Twilight, dont la voix claire et forte créa des ondes magiques en direction de son ennemie. Mais la leader voulait en finir avec la jeune fille violette en face d'elle qu'elle haïssait tant : elle chanta avec toute la puissance que contenait sa voix, repoussant la magie de Twilight. Sonata et Aria se joignirent à elle, et leurs vocalises firent tomber les Rainbooms.

  Twilight bascula en arrière et lâcha son micro sous le choc. Il roula aux pieds de Sunset Shimmer, qui le ramassa et baissa les yeux, se sentant impuissante. Adagio Dazzle ricana, les doigts crochus comme si elle tenait ses pouvoirs entre ses mains. Son ennemie, ainsi privée de son micro, était à sa merci. Elle avait attendu ce moment depuis si longtemps, et enfin, l'occasion se présentait à elle : elle pouvait tuer Twilight Sparkle.

  Mais soudain, elle vit au loin Sunset Shimmer s'avancer avec détermination et enlever sa veste noire. Sa longue chevelure rouge et or ondulait dans le vent, et ses yeux turquoise regardaient dans sa direction, emplis de haine. Sunset fit signe à Vinyl Scratch de lancer la musique. C'est alors qu'elle commença à chanter d'une voix veloutée. Twilight se releva et se joignit à elle. Les sirènes envoyèrent leurs projections astrales dans leur direction, bien décidées à les neutraliser une bonne fois pour toutes. Rarity, Fluttershy, Rainbow Dash et Applejack se mirent à jouer dans un rythme parfait, tandis que Pinkie tapait avec frénésie sur sa batterie.

  Quand les six voix ne firent plus qu'une, une onde de choc magique se déversa dans le stade, emportant avec elle les créatures célestes des Dazzlings ainsi que leurs nouveaux pouvoirs de projections astrales. Adagio leva les yeux et se sentit vulnérable pour la première fois de sa vie. Mais leurs ailes et leurs oreilles de poneys étaient toujours présentes, ce qui signifiait que rien n'était encore perdu... Les Dazzlings changèrent brusquement d'avis lorsqu'elles virent avec horreur l'immense alicorne céleste qui se dressait devant elles. Sa corne brilla et inonda les trois sirènes de la magie la plus puissante de toutes : la magie de l'amitié.

Leurs colliers de rubis se brisèrent instantanément. Adagio hurlait, elle hurlait de toutes ses forces, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Un rayon de lumière blanche l'aveugla, et elle poussa un cri strident qui lui vrilla les oreilles. Son cri résonna longuement dans son esprit et elle sentit tomber, tomber, tomber...

  Adagio se réveilla en sursaut, la respiration saccadée, des gouttes de sueur ruisselant sur son front. Elle prit quelques instants pour se rendre compte qu'elle se trouvait... dans son lit. Elle soupira de soulagement, et posa une main sur son cœur qui tambourinait furieusement contre sa poitrine. À sa droite, Aria semblait plongée dans un profond sommeil . À sa gauche, Sonata ronflait doucement en serrant son doudou, un taco en peluche avec des yeux et une bouche. La sirène rousse s'assit et se frotta les yeux. Elle tendit le cou pour regarder l'heure sur le radio-réveil posé sur la commode en face d'elle. Elle plissa les yeux, éblouie par la lumière émise par l'appareil. Il était un peu plus de minuit.

  Adagio soupira de plus belle. Cela faisait des semaines qu'elle rêvait de la Battle of the Bands de CHS, qui s'était déroulée deux mois auparavant. Les Dazzlings avaient cherché comment créer de nouveaux colliers avec les pierres bleues par tous les moyens; en vain. Ces pierres étaient magiques, il fallait donc de la magie pour en faire des colliers. Elles étaient obligées de vivre « normalement », comme de simples humaines, les réduisant à l'état d'êtres insignifiants, ce qui déplaisait fortement à la leader. Elle ne connaissait pas de mot assez fort pour décrire combien ses pouvoirs lui manquaient. Tout était tellement plus facile avant...

  La meneuse eut brusquement soif. Elle enjamba délicatement Sonata, qui ronflait toujours, puis marcha le plus discrètement possible vers la cuisine. Elle se servit un verre d'eau, puis une fois fini, elle se dirigea machinalement vers la fenêtre, comme hypnotisée. Son verre toujours à la main, elle scruta la pleine lune immaculée, encerclée d'étoiles étincelantes. Elle se souvint du soir où elle, Aria et Sonata avaient été bannies dans cet horrible monde et s'étaient réfugiées dans une cafétéria, près de CHS. Elle poussa un long soupir, bâilla et reposa son verre. Ensuite, elle ouvrit doucement les placards pour faire l'inventaire ce qu'il restait à manger. Elle ne trouva qu'un paquet de cookies à moitié vide, une petite boîte de raviolis et une bouteille de jus d'orange. Rien de très réjouissant pour les jours à venir. Adagio pensa qu'elle devrait sortir acheter de la nourriture...

  Elle alla près de la porte d'entrée, où étaient accrochés à un porte-manteau leurs sweats à capuche. Elle fouilla dans les poches du sien, et trouva un billet de dix euros. Il faudrait s'en contenter, mais avec ça, elles ne pourraient pas acheter grand chose. La sirène se demanda de quelle manière elles pourront vivre quand elles n'auront plus d'argent. Elle espéra qu'elles trouveraient vite comment se faire des colliers avec les pierres bleues. Lassée de penser à tant de choses à la fois, Adagio préféra retourner dans leur chambre. Elle s'aperçut qu'Aria n'était plus dans le lit. La meneuse fit volte-face et vit sa sœur debout devant la fenêtre, en train de regarder dehors. Elle s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule; l'adolescente tressaillit légèrement et tourna la tête vers sa chef.

  Adagio observa attentivement sa sœur. Elle la trouvait très belle, malgré les deux énormes cernes sous ses yeux. Elle avait lâché ses longs cheveux violine aux mèches vert-turquoise, qui lui arrivaient à mi-cuisse. Elle portait une chemise de nuit mauve, sur laquelle figurait une étoile violette sur une ouïe de violon.

— Tu ne dors pas, Aria ?

— J'allais te poser la même question.

— Tu es levée depuis combien de temps ?

— Je n'en sais rien, ça n'a pas d'importance...

  Un long silence s'établit pendant quelques minutes. Puis Aria lui dit :

— Tu sais, je t'ai vue, quand tu as fait un cauchemar. Lorsque tu es sortie du lit, je ne dormais pas. En fait, je t'observe depuis un bon bout de temps. Et comme tu parlais dans ton sommeil, ça m'a réveillée...

— Oh...

  Adagio se sentit rougir. Elle n'aimait pas ce sentiment qui l'envahissait soudain. Elle pensait que rougir, ressentir de la honte était une preuve de faiblesse. Mais la leader était trop fière, elle se considérait comme supérieure à tous ces simples mortels, êtres humains insignifiants.

  — Tu t'agitais beaucoup, reprit Aria. Tellement que j'ai reçu la couverture sur la tête. J'avais l'impression que tu faisais la guerre, que tu vivais une véritable bataille, mais en rêve. Tu parlais dans ton sommeil, tu t'es même mise à hurler... Je... Pour être honnête, pendant un moment, j'ai eu peur pour toi.

  — Je... C'est vrai ?

  La sirène rousse n'aurait jamais cru qu'autant d'amour pouvait venir de sa petite sœur au caractère si rude et stoïque. Comparée à Sonata, qui pouvait passer pour une idiote un peu folle, mais qui lui faisait sans cesse des câlins et l'appelait parfois  « grande sœur chérie », Aria montrait rarement d'autres émotions que la colère ou l'exaspération. En réfléchissant bien et en fouillant dans les recoins de sa mémoire pour dénicher ses souvenirs les plus profondément enfouis, Adagio se rendit compte que la sirène mauve ne lui avait jamais témoigné d'amour, même s'il existait une grande complicité entre elles. Les mots restèrent coincés dans sa gorge, tant elle était submergée par l'émotion; Aria s'inquiétait pour elle, et cela pour la toute première fois depuis des millénaires.

— Eh bien, je... sache que...

— Adagio ?

— ...oui ?

— On va s'en sortir... n'est-ce pas ?

  Un silence de mort s'installa. Pendant quelques minutes, aucune des deux sœurs ne parla, si bien qu'on entendait très distinctement la respiration régulière de Sonata, ponctuée de temps à autre de petits ronflements. Adagio était consternée : leur échec lors de la bataille de chant avait-il eu un si grand impact sur Aria qu'il aurait modifié sa personnalité ? Était-elle devenue plus affectueuse après avoir réfléchi à propos de cet événement qui avait bouleversé leur vie ? La sirène violette n'attendit pas sa réponse une seconde de plus; elle fit quelques pas vers la fenêtre et se remit à scruter le firmament.

  Adagio la rejoignit quelques instants plus tard. Elle posa la main sur son épaule, mais sa sœur l'ignora, son regard violet toujours fixé sur le ciel nocturne d'un air fasciné. La leader ne savait pas grand-chose en astronomie, mais elle pensait que les étoiles avaient le pouvoir de consoler ceux qui sont tristes. Elle poussa un profond soupir et daigna enfin répondre à la question d'Aria, qui visiblement, demandait simplement un peu de réconfort auprès de son aînée.

— Je l'ignore, Aria. Je l'ignore. Mais...

— Mais... ? répéta-t-elle avec une lueur d'espoir dans les yeux.

— Tout est possible. Ce que je veux dire, c'est que tout peut arriver et changer le cours du temps.

— Et ?

— Eh bien, peut-être... peut-être a-t-on encore une chance.

— Tu le penses réellement ?

— Oui. Je le pense sincèrement.

  La meneuse crut voir un sourire se former au coin de ses lèvres mauves. En tant que grande sœur et en tant que chef, il était de son devoir de protéger Aria et Sonata, même au péril de sa vie, ainsi que d'assurer leur survie en trouvant rapidement le moyen de créer de nouveaux colliers. Elle regarda le radio-réveil et écarquilla les yeux : l'écran indiquait clairement une heure du matin. Cela faisait une heure qu'elle était debout, elle devait absolument se recoucher ou elle serait trop fatiguée le lendemain pour mettre au point un plan pour revenir au pouvoir. Adagio bâilla.

— Allons nous coucher, lui proposa Aria.

— Parfois, j'ai l'impression que tu lis dans mes pensées, lui avoua son aînée. C'est vraiment incroyable, tu ne peux pas imaginer...

  Les sœurs grimpèrent doucement dans leur lit pour ne pas réveiller Sonata. Elles se dévisagèrent un moment, puis, en hésitant d'abord, elles s'étreignirent longuement. Elles se firent un grand sourire, et furent envahies par une bouffée d'amour, chacune l'une pour l'autre.

  — Bonne nuit, se dirent-elles à l'unisson.

  Puis elles se tournèrent pour chercher une bonne position, et ne tardèrent pas à la trouver tant leurs paupières leur semblaient lourdes. Alors qu'elle fermait les yeux et commençait à s'endormir, la leader des Dazzlings songea :

  « Il faut impérativement que je parvienne à faire de nouveaux colliers. Je dois le faire : pour moi, pour mes sœurs... et pour étancher notre soif de vengeance. »